« Dieu me garde de parler de ce que je ne connais pas… » Comme tous les conseils de Tchékhov, celui-ci est empreint d’une tranquille sagesse : combien de fois les écrivains devraient se garder de s’engager dans un domaine dont leur fréquentation est limitée. On éviterait deux des maux courants de la littérature médiocre : le cliché et la pirouette. D’un article récent cité par Simon Leys, je tire un contre-exemple amusant et profond.
Peu connu en France, et en tout cas moins qu’Angleterre et aux États-Unis, l’écrivain Patrick O’Brian a rencontré des millions de lecteurs avec ses romans de mer. Souvent situés dans la période napoléonienne, ils mettent fréquemment en scène d’héroïques marins britanniques opposés à leurs ennemis favoris : les Français. En dehors de leurs qualités narratives et stylistiques, les romans d’O’Brian sont réputés auprès des amateurs pour le réalisme minutieux de tous les aspects de la vie en mer, où l’auteur témoigne d’une familiarité profonde avec chaque manœuvre de pont.
Un milliardaire américain qui l’admirait s’enhardit à l’inviter à passer quelques jours de croisière sur son yacht. Après une certaine hésitation, O’Brian accepta ; réputé d’un caractère ombrageux, il il n’eut pas à se plaindre de ses vacances malgré la vérité qui apparut à son hôte et à l’équipage du bateau : cet enfant de Joseph Conrad n’avait sur le plan pratique aucune – mais alors aucune – notion des rudiments mêmes de la navigation. C’était tout juste s’il était monté à bord d’un bateau au cours de sa vie. La totalité de sa science avait été glanée dans les livres. En était-elle moins intime ? Il faut croire que non – et que la « vie » contenue dans les livres est apparentée à la « vraie vie » par des voies navigables mais impénétrables.
Références : Patrick O’Brian, les Aventures de Jack Aubrey (collection Omnibus/Presses de la Cité) ; Simon Leys, le Bonheur des Petits Poissons (Lattès).