VIVA COSTA !

30 mars 2021

Au cours de la cinquantaine d’années (1969-2019) où j’ai régulièrement fréquenté les salles obscures, si je ne les ai pas tous vus, j’ai vu un bon nombre des films de Costa-Gavras. Si je devais donner de son film type l’impression générale, plutôt qu’une analyse, cela pourrait être ceci : un homme aux idéaux élevés et qui a choisi de s’engager sur la scène publique en vue du bien commun se trouve du fait des circonstances historiques confronté à la contradiction douloureuse entre ses idéaux et la réalité de la situation ; il est donc amené à des choix moraux et politiques où il risque parfois sa vie. La tonalité générale est de gauche sentimentale, non idéologique et, si l’on sort du film triste et en colère, car le héros auquel on s’est attaché, s’il ne meurt pas toujours, ne gagne jamais, on[1] est intellectuellement rassuré : non seulement il y a des bons et des méchants presque aussi facilement identifiables que dans un western, mais il y a un bien et un mal ; quoique le mal triomphe, nous avons la consolation d’être, nous, du côté du bien. Beaucoup d’éléments font que ce n’est pas du cinéma gnangnan de propagande, mais du cinéma si j’ose dire « transgenre » : un drame politique et psychologique, un polar à suspense, une tragédie, toujours un vrai spectacle d’où l’ennui est banni.

Adults in the Room, le dernier film de Gavras[2], sorti en 2020[3] et que je découvre seulement maintenant est un vrai film de Costa-Gavras, un vrai film tout court. Comment réaliser, en respectant les lois du spectacle, des films sur le thème aride de l’économie et de la politique quand il n’y a pour agrémenter le tout ni meurtre, ni braquage, ni sexe[4] ?

Si l’on ajoute que le film est interprété par des acteurs inconnus du box-office, et a été tourné en deux langues principales (le grec et l’anglais) avec des bouts d’allemand et de français, on imagine l’obstination qu’il a fallu au réalisateur et à sa femme et productrice pour financer le projet.

Hold-up il y a pourtant ici et c’est celui qui intéresse le cinéaste : le braquage organisé de son pays d’origine, la Grèce, par les institutions chargées de le « sauver ». La force de notre presque nonagénaire est d’avoir trouvé des personnages pour incarner l’histoire, de lui avoir donné du rythme et d’en avoir fait un film catastrophe à sa façon. Ça parle, ça parle même beaucoup, mais les discussions sont filmées comme des bagarres, des duels. Sans vouloir spoiler la grandiose scène finale, certaines batailles ritualisées en ballets sont d’une stupéfiante beauté qui ne nuit pas à leur efficacité — ou d’une stupéfiante efficacité qui ne nuit pas à leur beauté.

Reste le « message », même si le mot est impropre, car Gavras n’en a jamais délivré — cherchant plutôt à partager une sensibilité qu’à administrer une leçon de morale de gôche. Le film exprime clairement ses sympathies — qui vont au personnage de ce jeune ministre des finances, rock star idéaliste et pragmatique à la fois qui aimante les objectifs des caméras et les détestations des bureaucrates — et derrières lui au peuple grec, victime collective non consentante, mais stoïque d’une « horreur économique » organisée.

Des moments de pure comédie ne créent pas une détente artificielle chez le spectateur, mais donnent le sentiment qu’avec le temps, Costa-Gavras, sans devenir en rien « raisonnable », en a trop vu et entendu pour ne pas prendre tout cela sans le célèbre grain of salt anglais. Pas de jugement sur les êtres, chacun fait ce qu’il peut, ce qu’il doit, au coeur d’un jeu dont il n’a pas fixé les règles, le jeu cruel des pouvoirs et des peuples. Le talent — et plus que ça — c’est d’avoir consacré sa vie à raconter cela en images avec force et justesse. Alors viva Costa !

 



[1] « On » est de gauche, nous aussi.

[2] Attention, comme chez les Becker, un Gavras peut en cacher un autre, car après Costa viennent Julie et Romain, dont je ne connais pas les films.

[3] Si on avait su que ce serait bientôt le « monde d’avant », on aurait été plus souvent au musée, au théâtre, au concert, au ciné, même pour voir le dernier Lelouch.

[4] Je connais peu de réussites en ce domaine : The Big Short sûrement, certains films de François Ruffin — sortes de comédies noires désenchantées.