Ainsi du premier chapitre de l’Usage du Monde¸où Nicolas Bouvier retrouve Thierry, celui qui sera son compagnon de voyage. « A travers les rideaux crochetés j’observai Thierry assis à l’intérieur. Il avait dessiné sur la nappe une citrouille grandeur nature qu’il remplissait, pour tuer le temps, de pépins minuscules ». Qu’est-ce qui fait la simplicité étrange et juste de cette image ? Je dirais d’abord qu’elle est vraie – son étrangeté vient en partie de son naturel extrême, c’est par ce biais qu’on peut apprécier le contraste entre cette citrouille « grandeur nature » et les minuscules pépins, et se souvenir qu’elle est dérobée – il faut à l’œil pour l’apercevoir passer à travers les rideaux et la vitre.
« Il avait l’air d’un jeune requin folâtre et harassé. » Squale – on le voit maigre, ayant faim, dangereux si l’on veut car le ventre déchiré par une nécessité impérieuse. L’image est dure – mais adoucie aussitôt par le « folâtre » et finalement humanisée par « harassé ». Et puis « requin folâtre et harassé », c’est la musicalité des mots qui nous y retient. Les mots, justement : l’écriture a révélé l’image. Ou plutôt, l’image s’est esquissée (toujours à travers la fenêtre) ; puis l’écriture se met en branle, elle voit « les ailerons sur les oreilles » et ce sont peut-être ces ailerons qui ont dessiné le requin. Ce n’est pas une image « reproduite » ; c’est littéralement une image-en-mots dont aucun dessin, aucune photo ne pourrait rendre compte. C’est la littérature.
Référence : Nicolas Bouvier, Œuvres (Quarto/Gallimard)