"Aucune pointe de fer ne peut percer glacialement un coeur humain comme un point placé au bon endroit." Cette phrase souvent citée de la nouvelle Guy de Maupassant, d'Isaac Babel, est un appel à la force de la ponctuation qui résonne à la manière d'un verset révolutionnaire. Venant d’un homme qui voulait intituler son autobiographie "Histoire d'un adjectif", cela ne peut surprendre.
Dans Trahison, un paysan-soldat du village de Saint-Ivan tente d'expliquer à un enquêteur un sombre incident où, avec deux camarades hospitalisés pour blessure, ils ont tiré sur des vitres dont le seul tort était "de ne pas correspondre à leur but". Babel crée la voix de son héros à coups d'à-peu-près, de gros mots, de jargon administratif, de charabia idéologique, d'emphase comique, d'images inadéquates – le tout avec la même justesse d'oreille que chez Maupassant mais sans l'ironie cruelle qui teinte souvent ses récits.
"Camarade juge Bourdenko. A votre demande je réponds, que rapport à l'appartenance au parti j'ai le numéro vingt-quatre zéro zéro." Ainsi débutent les explications passablement embrouillées de Nikita Balmanchev. La nouvelle traduction de Cécile Térouanne ayant pour souci "le plus grand respect possible de l'écriture d'Isaac Babel", on prend un risque raisonnable à penser que la séparation du groupe sujet-verbe et de sa proposition ("je réponds, que…"), incorrection grossière en français, vient de l'original russe. Quelle est sa fonction?
En atelier, un étudiant a suggéré qu'elle pouvait être un prélude à ce style pseudo-administratif qui constitue l'une des couches du langage de Nikita; j'y entends plutôt le soupir préalable du type qui va parler et, encore hébété de sa propre aventure, hésite avant de se jeter à l'eau. Babel nous donne directement à entendre la voix de son narrateur et en un point (celle de la première phrase nominale) et une virgule, il la fait résonner.
Références: La Trahison,in Cavalerie Rouge (Actes Sud/Babel).