Je me suis demandé si, à plus d'un demi-siècle de distance,en composant son grand roman "Métamorphoses d'un mariage", le Hongrois Sandor Marai était souvenu de la notation de Tchekhov sur l'odeur du foin.
Car c’est cette même odeur de foin qui, dans un contexte bien différent, accompagne le personnage-pivot – à défaut d’être central – de toute son histoire, Péter. Voici la première notation, discrète, presque incidente, qu’en, fait Ilonka, sa première femme : « Il réfléchissait en allumait cigarette sur cigarette, des cigarettes anglaises au parfum légèrement opiacé, dont la fumée m’étourdissait. Mais cette odeur lui appartenait au même titre que celle, amère, de foin anglais, qui flottait dans son armoire à linge, et à laquelle il tenait plus tout… »
Mais Péter n’aimera jamais Ilonka, trop parfaite pour lui : celle qu’il recherche est Judit, l’ancienne servante qu’il finira par épouser, trop tard pour que leur histoire puisse s’épanouir. Or voici que, dans le récit qu’en fait Judit elle-même, cette odeur ressurgit, transformée, envahissante, insupportable.
« Et par-dessous tout, cette odeur de foin pourri. En entrant pour la première fois dans le lit de mon mari, j’ai senti à nouveau cette odeur de mâle, à la fois raffinée et perverse, celle que j’avais respirée autrefois en repassant ses caleçons et en les empilant dans son armoire à linge… j’étais si heureuse, si émue, tu vois, que je n’ai pas pu m’empêcher de vomir. C’est que le corps de mon mari sentait également le foin, comme les savonnettes dont il se servait pour sa toilette. L’alcool que le valet répandait sur son visage après le rasage, et celui qu’il utilisait pour ses cheveux avaient aussi cette même odeur, discrète, presque imperceptible – j’avais l’impression de coucher non pas avec un homme, te dis-je, mais avec une meule de foin comme on en voit sur les tableaux des peintres français du siècle dernier. »
Et quand après des années de séparation, elle croise son mari sur le pont de Budapest, dans une ville dévastée en proie à l’exode, c’est encore « l’odeur de foin moisi » de son mari qui lui parvient, lui rappelant dans sa chair qu’il est resté exactement le même – avec son monde, et son odeur, il sera englouti.
Chez Marai, la sensation n’est plus un de ces « détails » par lequel, comme une note de musique, l’auteur nous permet d’identifier un personnage ; elle devient la texture même de l’histoire, et, après s’être timidement insinuée, puis avoir pris le caractère d’une obsession, se dépose comme sur une vieille couverture où nous plongeons le nez, les années passées, pour y humer les traces de ce qui nous enivra (fût-ce aux limites du dégoût) et qui n’est plus.
Références : La Steppe, de Tchekhov (Folio/Gallimard, Le Livre de Poche) ; Métamorphoses d’un mariage (Albin Michel, Le Livre de Poche).