J’ai longtemps confondu l’inspiration avec l’émotion immédiate. Puis je suis tombé à point nommé sur la recommandation de Tchékhov : « Il faut écrire avec un cœur froid comme la glace ». Le plus souvent, une agitation intérieure produira des boursouflures sentimentales, et la confusion des sentiments accouchera de la confusion des expressions.
Comme tous les authentiques principes d’écriture créative, celui-ci n’est acceptable qu’en tenant compte de la vérité de son exact contraire. C’est ainsi que James Baldwin, cet écrivain charnière dans l’émergence des voix noires américaines contemporaines, est l’auteur d’un texte tout entier traversé par la rage : « Notes of a Native Son ». Il s’ouvre sur l’image de l’enterrement de son père dans l’atmosphère de « plaques de verre brisé » des émeutes raciales et s’achève sur la paix relative d’un homme qui trouve un sens pour l’acceptation autant que pour la révolte.
Dans un texte traversé par des vagues guerrières, à l’inspiration et au rythme biblique, on voudrait s’arrêter sur chaque image, chaque expression – ainsi de cette triade d’adjectifs par laquelle il définit son père, « handsome, proud, ingrown, like a toenail ». Beau, fier, incarné – comme un ongle. Quand Baldwin conclut que cet homme est « le plus amer qu’il ait jamais connu », il n’a pas besoin de donner plus de précisions.
Plus loin, le jeune Baldwin nous livre une de ces images dont le symbolisme est comme dosé par la rage, lorsqu’une serveuse terrifiée bafouille qu’ « on ne sert pas les nègres ici ». Il empoigne la carafe sur la table et la lui jette à la gueule. Mais la jeune fille esquive, et la carafe s’écrase contre la glace : nul besoin pour Baldwin de souligner que s’il a brisé quelque chose, ce n’est que son propre reflet.
Référence: Notes from a Native son (in The Art of the personal essay, ed. Philip Lopate).