UNE BOUTIQUE DE TAILLEURS

12 mars 2009

Le grand journaliste américain Gay Talese prétend qu’il a tout appris sur le métier d’écrire pendant son enfance, dans la boutique de tailleur de son père, dans le New Jersey, en observant sa mère bavarder avec les clientes et, insensiblement, tout découvrir de leur vie jusque dans les détails les plus intimes. L’art d’obtenir des réponses est, en réalité, un art de ne pas poser de questions; accepter les silences, se laisser écouter, c’est être sûr de tout savoir. La vraie curiosité de l’autre est un oubli de soi.

J’ai appris sur le tas cette noble vérité de l’enquête en rencontrant des « anciens d’Indo » pour mon roman « Un Pont d’oiseaux ». Les premiers temps, j’arrivais bardé de ma science toute fraîche, piochée dans les livres et les magazines ; j’étais compétent, si l’on peut dire, et je sortais de l’entretien en préférant mes souvenirs aux leurs. C’est quand j’ai accepté de me taire – d’écouter leurs colères, leur tristesse, leurs rires d’enfants – que j’ai oublié ce qui m’amenait et peut-être, fugitivement, entrevu un pan de leur vérité. C’est avec ces « gens sans importance » que j’ai ressenti les émotions les plus profondes, les plus durables, celles qui ont imprégné ce que j’espère être la meilleur part de mon livre.

La souffrance des autres nous fait peur, son expression nous ramène à la nôtre, et nous n’en voulons pas. C’est ainsi que se passent trop de rencontres, dans l’alliance des mots pour ne rien dire. Le dieu des tailleurs nous préserve de l’obsession intempestive de savoir.

Référence: The Gay Talese Reader (Walker)