Dans un des textes d'"Il n'y a pas de paradis", du grand Ryszard Kapuscinski, figure une histoire de chapeau.« Je roulais en voiture et de loin j’ai aperçu quelque chose qui ressemblait à un chapeau indien posé sur le sable. J’ai arrêté ma voiture, puis je me suis approché. Sous le chapeau, un Indien était assis dans un renfoncement qu’il avait creusé pour se protéger du vent. Devant lui se trouvait un vieux gramophone avec un pavillon tout courbé et esquinté. Le vieux tournait sans arrêt la manivelle (visiblement le gramophone n’avait pas de ressort) en traînant un disque (le seul qu’il avait) si usé que les sillons avaient disparu. Du pavillon sortait des crépitements, des parasites et les lambeaux chaotiques d’une chanson latino-américaine, « Rio Manzanares, déjame pasar » (Rivière Manzanares, laisse-moi traverser).
Je l’ai salué, je suis resté longtemps posté au-dessus de lui, pourtant le vieux ne me prêtait pas la moindre attention. « Papa, me suis-je enfin écrié, il n’y a pas de rivière ici. » Le vieux restait silencieux. « Mon fils, a-t-il fini par répondre, la rivière c’est moi et je n’arrive pas à me traverser. » Sans rien ajouter, il a continué de tourner la manivelle et d’écouter son disque. »
Ai-je soulevé tous les chapeaux indiens qui se sont trouvés à portée de ma main ? Je crains bien que non, car j’ai souvent pris le prétexte de mon but pour oublier la route. Il me semble encore en apercevoir qui traînaient pas si loin, tout cabossés et poussiéreux. Même s’ils ne cachent qu’une pierre ou un chien jaune, je me suis promis de m’arrêter désormais pour les soulever. Qui sait ? De toute façon, on écrit avec des déceptions, non des regrets.
Références: "Il n'y a pas de paradis", de Ryszard Kapuscinski (Pocket)