Nous sommes des enfants qui refusent de grandir ; ceux que nous avons admirés dans nos teens – athlètes, artistes -, nous les transformons en héros et lorsque nous découvrons leurs trop humaines faiblesses, nous nions, ou nous pleurons. Rares sont les exemples de ceux qui ne nous déçoivent jamais. Le grand joueur de baseball Hammerin’ Henry « Hank » Aaron (qui vient de mourir à quatre-vingt-six ans) semble avoir été de ceux-là : le début de sa carrière, au milieu des années 1950, correspond au moment où, dans la foulée de Jackie Robinson, les joueurs de couleur commençaient à être acceptés dans les équipes de baseball professionnelles – quatre-vingts ans après l’abolition de l’esclavage, après la Seconde Guerre mondiale où tant de soldats afro-américains étaient tombés pour leur pays, les joueurs de couleur étaient confinés dans les negro leagues. Les Blancs amoureux du national pastime célébraient Babe Ruth ou Lou Gehrig, ignorant que des joueurs de la même trempe jouaient pour les Kansas City Monarchs ou les Birmingham Black Barons devant des publics noirs ; tout ne fut pas changé avec l’arrivée de Jackie Robinson (# 42) aux Brooklyn Dodgers en 1947 ; lorsque Hank, natif de Mobile (Alabama), fit connaître sa longue silhouette et ses talents, ce fut dans les negro leagues agonisantes ; puis il fut engagé chez les Braves d’Atlanta, où il passa l’essentiel d’une exceptionnelle carrière. Un de ses coéquipiers se souvient que lors d’un déplacement, l’équipe se trouva, au début des années 1960, logée dans un hôtel « réservé aux Blancs » – par solidarité avec leurs camarades de couleur, les joueurs décidèrent de quitter l’établissement pour aller se reloger dans une lointaine banlieue. Racisme ou pas, « King Henry », aka « The Hammer », saison après saison, alignait les records, faisant tout bien, sur le terrain et hors du terrain. Un des bad boys de cette époque du sport, le grand Yankee Mickey Mantle, disait qu’il était le plus grand joueur qu’il ait affronté ; Mickey, centerfielder adoré des supporters des Yankees pour ses talents, sa hargne et ses frasques, était en rivalité pour l’affection des fans de baseball new-yorkais avec Willie Mays – un autre grand « champ centre ». Pour l’anecdote, Hank (champ droit) et Willie furent à deux doigts d’être réunis dans la même équipe : l’affaire échoua pour raisons financières. Quelques millions ? Non ! 50 dollars.
Si l’on en croit les témoignages, il n’y eut pas plus antihéros que ce héros qui parlait peu en dehors des vestiaires où il blaguait et « chambrait » autant que n’importe qui. Si Mohammed Ali était the greatest, Aaron aurait pu être surnommé the humblest. Objet de courriers de haine raciale et de menaces de mort alors qu’il approchait du record de home runs de Babe Ruth, il appliquait tranquillement son principe (« every at-bat is another day »), ignorant la haine comme l’attente qui l’entouraient, hermétique à toute forme de « pression » à l’idée de se trouver tout seul en tête de la liste. Lorsqu’il frappa le 715e « coup de circuit », cent cinquante mètres plus loin, un de ses coéquipiers (un lanceur remplaçant qui s’échauffait) l’attrapa et traversa le terrain en courant pour rendre la balle record à son juste détenteur acclamé par les fans géorgiens, Blancs et Noirs unis dans une de ces rares liesses qui nous laissent l’illusion que nous sommes enfin tous frères – on connaît ça, braves et bravettes[1] : « Et 1 et 2 et 3-0 ! » – juillet 1998, pas la peine de vous faire un dessin.
Je ne connaissais que son nom lorsque je l’entendis, vieil homme déjà, parler à la radio des héros sportifs de sa jeunesse, trois joueurs : un Noir, Jackie Robinson bien sûr, dont l’exemple l’avait encouragé, lorsqu’il avait treize ans, à se dire « moi aussi », et deux Blancs : le premier était Joe DiMaggio, le Yankee connu hors baseball pour avoir été un des maris de Marilyn Monroe et être cité dans Mrs. Robinson, la chanson de Simon and Garfunkel. Le deuxième s’appelait Stan « The Man » Musial, un autre joueur de légende – des Saint Louis Cardinals. En 1955, à l’issue du premier des nombreux all-star games auxquels il est convié, Hank, encore un peu timide, est dans le club-house après le match et joue au poker avec ses camarades noirs, tandis que les Blancs sont assis, jouant au même jeu mais à une autre table. Officiellement, la ségrégation n’existe plus, mais l’esprit de ségrégation règne encore : sur le terrain on se mélange, mais en dehors pas trop. Stan Musial entre, s’approche de la table des Noirs, salue, puis s’assied au milieu d’eux avant de dire calmement : « Deal me in. »
« De ce moment, racontait Aaron, il n’a plus seulement été mon héros, il était l’homme que je voulais être. »
« The Man » a dû envoyer un télégramme de félicitations au « King » lorsque celui-ci, après avoir égalé, comme Willie Mays, son record de participations au all-star game, l’a battu : 25 pour le Roi, 24 pour l’Homme, à égalité pour l’éternité avec le « Say-Hey Kid », un gamin qui, à près de quatre-vingt-dix ans, est avec le lanceur Sandy Koufax (l’ace des Los Angeles Dodgers, juif très pratiquant qui déclina le rare honneur de « starter » le « game 1 » des world series 1965 parce que le match tombait le jour de Yom Kippour), un des rares survivants d’une époque glorieuse et troublée.
Hank Aaron était dans sa gloire naissante lorsque je naquis et je ne me suis passionné pour le baseball que depuis une vingtaine d’années, mais l’enfant qui refuse de mourir en moi s’est trouvé un héros qui ne le décevra jamais. Il est mon Tchekhov du sport.
Fun facts
Tchekhov est mort à quarante-quatre ans, comme Spinoza, Stevenson, Scott Fitzgerald, Carlos Gardel, Marvin Gaye et… Pablo Escobar.
Aaron portait le numéro 44 aux Milwaukee Brewers comme aux Atlanta Braves, les deux équipes pros pour lesquelles il a joué (après ses débuts aux Indianapolis Clowns). Au cours de ses vingt-trois ans de carrière, il a frappé un total de 755 home runs, dont quatre saisons à 44 (pour information, 10 dans une saison est respectable, 20 remarquable, 40 exceptionnel – que dire de 44 ? et à quatre reprises !).
Fun fact personnel : j’avais quarante-quatre ans lorsque, en l’an 2000, après vingt ans d’une interruption due à mon activité d’éditeur et à l’université de la vie, j’ai publié Adieu, mon unique, mon deuxième « premier roman » – le quatrième dans le décompte officiel. Vingt et un ans plus tard, j’en suis à 14, avec des projets pouvant m’amener jusqu’à 132 (3 × 44) ans, sauf si mon coeur, le Seigneur, dame Nature ou un scooter en folie en décident autrement.
[1] En hommage à l’excellent Didier Roustan, dont l’amour et la connaissance du football s’expriment dans un blog où chaque minute vaut de l’or.