ADO QUI NE DIT MOT

21 janvier 2021

On peut ne pas toujours goûter les positions de M. Finkielkraut sur certains sujets mais force est de reconnaître que, même enflammé par la passion argumentative, il écrit et parle un français qui peut être superbe et demeure subtil et précis en toutes circonstances. De plus, la haine antisémite crétine dont il a parfois été l’objet jusqu’à l’agression physique le signale à notre sympathie.

On n’en est que plus interloqué de découvrir l’étrange dialectique dans laquelle, interrogé sur LCI à propos de « l’affaire Duhamel », il s’est laissé entraîner. « Y a-t-il eu consentement ? À quel âge ça a commencé ? Y a-t-il eu ou non une forme de réciprocité ? ». Le journaliste lui ayant rappelé qu’on parlait d’un enfant de quatorze ans, le philosophe nous a rappelé qu’un adolescent, c’est quand même pas pareil qu’un enfant. On se croyait revenu à l’âge où, dans le sillage de M. Matzneff (que son vieux cul flétri lui pèle !), des figures intellectuelles françaises signaient des pétitions visant ouvertement ou vicieusement à la légalisation de ce qu’on appelait alors « pédophilie » – plus connue aujourd’hui comme pédocriminalité. Par une ironie cruelle, un des signataires de cette édifiante littérature se trouvait être Bernard Kouchner lui-même. Consentait-il ainsi à ce que le nouveau compagnon de la mère de ses enfants exerçât sur eux une emprise et donnait-il sa bénédiction anticipée, son blanc-seing aux épouvantables abus qui se dérouleraient une quinzaine d’années plus tard ? Non, il faisait comme beaucoup, surtout à gauche chez les soixante-huitards pour qui il était interdit d’interdire et qui vomissaient tout ce qui ressemblait à « l’ordre moral » : il signait sans lire ou en lisant vite, se contentant d’enregistrer les noms prestigieux, les Sartre, les Beauvoir, les Dolto, les Sollers. C’est une autre histoire –  il faudrait la raconter sans fausses pudeurs et en se gardant de l’esprit de dénonciation, car elle n’est pas simple.

Quelles que soient ses raisons, « Finkie » a été bien puni de sa façon très personnelle de vouloir disserter sur les « spécificités » de cette histoire. On lui est « tombé dessus » comme il le prévoyait et le voici licencié par un de ses employeurs. L’Académie dont il est membre ne peut mettre en congé un Immortel, mais sa présidente exprimera-t-elle sa réprobation ? Ce n’est pas impossible. Se voyant instantanément un objet d’opprobre, le penseur a dans un premier temps réagi à la manière des sportifs pris au contrôle antidopage, se disant victime d’une sanction injuste et dénonçant une forme de « police de la pensée » qui empêche le débat. Puis, découvrant l’étendue des dégâts, il s’est livré à un acte de contrition partiel et maladroit.

S’il voulait dire que, n’ayant pas lu le livre et ignorant les faits, il préférait ne pas aveuglément rejoindre la meute prête à déchiqueter un homme autrefois puissant mais aujourd’hui seul et haï, il n’a pas tort sur le principe mais il s’y est mal pris.

S’il voulait dire qu’il est regrettable que tout débat de société prenne les traits les plus caricaturaux du débat politique et exclue toute nuance, il n’a pas tort non plus mais il a mal choisi son exemple. Je ne sache pas que les prises de parole – même tardives – de victimes d’abus sexuels ou d’inceste nuisent en quoi que ce soit à la qualité des débats de société et participent au triomphe d’une molle « pensée unique » vaguement gauchisante.

Même exempt des soucis opposés de l’exonérer ou de l’accabler, l’on peut s’interroger sur ce qu’il a vraiment voulu dire et, plus généralement, sur la notion même de « consentement ».

De l’aveu des intéressés eux-mêmes, ils se sont longtemps tus et ont fait le choix de vivre dans l’étouffement du silence. Or, nous dit Alain Finkielkraut, ce n’étaient plus des enfants, mais des adolescents. Or ado qui ne dit mot consent, si ce n’est encourage. À part ça, circulez, y a rien à voir : c’est much ado about nothing. Ce n’est qu’à l’approche de l’âge adulte que Camille, nouée de souffrance, a pris l’initiative de parler. À son père qui voulait aller « casser la gueule » au coupable, les enfants eux-mêmes ont demandé de n’en rien faire. Déni et silence dans le reste de la « familia grande » ; autour d’elle, ce sont des murmures, des « secrets qu’on ne dit qu’à une personne la fois » ; « on dit que… », « surtout ne le répète pas mais… ». Bref, ne parlons pas de ce qui fâche. Comme Mlle Diallo a privé DSK de la présidence de la République qui lui était promise, les révélations de Mlle K. ont interdit la présidence du Conseil constitutionnel à M. D. Ingrate, briseuse de carrière, jalouse ! L’on songe à l’une des plus terrifiantes pages du livre où la mère des enfants, confrontée à la vérité du comportement de son compagnon, loin de les protéger et de les consoler, les accuse de vouloir lui « voler » l’homme de sa vie.

Revenons à notre philosophe en goguette : le coauteur du Nouveau Désordre amoureux (1977, comme la pétition Matzneff de sinistre mémoire) semble avoir oublié que les questions soulevées ici ne sont pas de convenance ou de morale bourgeoise mais de droit et qu’en droit un mineur est un mineur dont aucun adulte – à commencer par ses parents ou beaux-parents – n’a le droit de profiter sexuellement, consentement ou pas. Finkielkraut ne disait pas autre chose au début de son interview ; il aurait été mieux inspiré d’ignorer le Malin qui passait par là et de se taire ou de tourner sept fois sa langue sa bouche avant de continuer à parler.

 

Références : 

La Familia grande, de Camille Kouchner, fait vraiment partie de ces livres à recommander sans hésiter, y compris aux fins esprits agacés par la médiatisation et irrités par le succès (plus de 250 000 exemplaires déjà imprimés selon l’éditeur).

En ceci il est un cousin du Consentement, le beau livre de Vanessa Springora, plusieurs fois mentionné ici et dont l’édition de poche est sortie (8 euros) – même justesse, même écriture sobre et tenue.