PRÉSENCE D’UN GUETTEUR

2 février 2021

 

C’était en 1971 : un tribunal ordonnait l’interdiction de diffusion et la destruction d’un livre : à la demande d’une ligue de protection de l’enfance et de la jeunesse et après enquête de police, André Hardellet se trouvait – comme Baudelaire – condamné pour pornographie et atteinte aux bonnes mœurs.

Cinquante ans plus tard, si on lit encore Lourdes, lentes, ce n’est pas pour s’abandonner au frisson masturbatoire de l’illicite, mais comme une pièce majeure de l’œuvre d’un poète ; n’ayant jamais – hors cette circonstance dont il se fût passé – été sous les feux des sunlights, « Dédé le guetteur »,  au civil fabricant des alliances Nuptia mais qui prétendait n’avoir exercé qu’un seul vrai métier, celui de braconnier, est resté tapi sous la braise de l’inactualité.

Il faut l’imaginer à l’affût – dans les broussailles d’un bois ou un dédale de  petites rues parisiennes –, guettant une faille dans l’espace-temps, mince ouverture par où se glisser et capter un instant magique où souvenir et rêve s’unissent et jettent une vive lueur avant de disparaître.

Dans cette quête, les censeurs de Lourdes, lentes auraient-ils pu apercevoir que l’éblouissement de l’expérience sexuelle était un vecteur comme un autre, que tous les sens s’éveillaient au froissement de deux jambes soyeuses, ainsi qu’à la croisée de deux sentes en forêt ou de deux rues sans nom  dans un quartier perdu? Il aurait fallu pour cela commencer par noter un indice : Steve Masson, l’auteur présumé de l’ouvrage licencieux, n’était autre que le nom du narrateur favori d’Hardellet, présent dans plusieurs de ses livres dont l’inclassable et envoûtant Seuil du jardin, récit initiatique, roman policier, promenade dans Paris et les faubourgs, conte fantastique.

« Steve Masson » alla se présenter au commissariat de police sous sa véritable identité d’André Hardellet. Il eût été nécessaire et suffisant d’enquêter dans sa mince bibliographie pour découvrir le pot aux roses : que l’adoré « con » féminin (son mot favori de la langue française) n’était pas seulement la toujours scandaleuse « origine du monde » chère à Gustave Courbet, mais aussi la plus mystérieuse, la plus délicieuse voie d’accès pour résoudre pendant une fraction de seconde la « contradiction » proustienne entre le souvenir et le vivant. De prestigieux témoins, dont Julien Gracq, vinrent témoigner devant le juge qu’il n’avait pas devant lui un pornocrate digne des arrière-salles des sex-shops proches de Pigalle, mais un poète de la plus rare espèce. Rien n’y fit. Dans une de ces logiques particulières dont la cohérence nous échappe, le juge interdit à la diffusion et condamna à la destruction tous les exemplaires d’une édition à tirage limité, laissant dans le commerce l’édition courante des éditions Jean-Jacques Pauvert.

Chaque poème, chaque page de « Dédé le guetteur » témoigne de cette quête : c’est celle de Nerval, celle de Baudelaire, celle du Peter Ibbetson de George Du Maurier, celle de Breton et des surréalistes. À chaque instant de nos vies nous pouvons nous retrouver au seuil du jardin, à l’entrée du passage dérobé, à l’orée du merveilleux « rêver vrai » dont le manque nous serre le cœur mais auquel nous aspirons toujours sans renoncer – malgré la peur, malgré les masques, malgré l’emprise de la nécessité.

Références :

Lourdes, lentes, Le Seuil du jardin, Les Chasseurs et Le Parc des archers sont disponibles dans la collection « L’Imaginaire » chez Gallimard.

Les œuvres complètes d’André Hardellet sont publiées en trois tomes aux éditions de L’Arpenteur.