Et en même temps
À la différence de Renoir, dont est connu le flirt des années 1930 avec le Parti communiste, Truffaut a beau dire et répéter son mantra que « le cinéma est un acte social », son cinéma n’a pas connu de période « sociale » ou « politique » et on serait bien en peine de lui trouver une « ligne ». Vexé par le succès de La Nuit américaine, son ami Godard, à qui il avait donné la première version du scénario d’À bout de souffle, l’accuse d’être un « menteur » et un « cinéaste bourgeois ». « C’est çui qui dit qui y est », disait-on dans la cour de récré, et ce trait accroît l’antipathie que l’on ressent parfois envers l’auteur du Mépris. Il y a en réalité dans les films de Truffaut, libres de tout message politique explicite, l’expression d’une sensibilité exacerbée à la souffrance — notamment celle des enfants — et un regard effaré sur la cruauté des hommes. À la différence du « plus con des maoïstes suisses[1] », il est difficile de le classer politiquement. C’est d’ailleurs vain.
Dis-nous d’où tu parles
C’était la grande question des gauchos.
Truffaut parle depuis son enfance blessée, depuis ses amours en cavale, il parle d’où parlent et où sont les artistes — partout et nulle part — et il choisit ses combats pour des personnes plus que pour des idées. S’il s’agit de « causes », il ne plongera jamais dans la grande marmite des cocos, des trotskos, des maos ou même des socialos, mais se battra plutôt pour « une certaine idée du cinéma » et un amour de ceux qui le servent avec foi, conscience et talent.
Parlons politique néanmoins. Au lendemain de la guerre et dans ses jeunes années de critique, on le situe plutôt à droite : son empathie spontanée pour ceux qui sont à terre le rapproche des « hussards », de personnages plus que douteux, voire odieux, comme Rebatet, l’ancien critique de cinéma de L’Action française[2] et l’auteur des Décombres. Ni idéologie ni antisémitisme, c’est juste la révolte instinctive devant l’image d’un homme à terre et sur qui tous s’acharnent. L’amitié avec Jean Genet, la sympathie admirative pour Sartre, l’influence de Bazin et, surtout, le combat pour Langlois et la Cinémathèque le ramèneront vers la gauche, non sans paradoxes. Signataire d’un appel à voter Mitterrand, il se refuse à voter et se tient à l’écart de cette zone où monde de la culture et monde politique se touchent et boivent des cocktails ensemble dans des soirées financées par l’argent public ou les « grands patrons » amis — et où l’on ne sait jamais ce qui relève de l’amitié vraie ou du copinage intéressé. « J’ai vu ton interview sur la Une, c’était formidable ! — Ton film est ma-gni-fi-que. » Politiques et créateurs plus ou moins originaux forment ainsi de ces « clubs d’admiration mutuelle » (CAM) qui sont plutôt des « clubs d’opportunisme commun » (COC). C’est l’ambiance barbichette : je te soutiens, tu me subventionnes/ me paies ma promo à l’étranger/ me décores). Truffaut se tient et se tiendra à l’écart de tout ça, peut-être pas par vertu, mais parce qu’il est resté timide. Quand il n’a pas le choix, il fait le service minimum. Entre une soirée avec des gens « qui comptent » et une sortie au cinéma avec ses filles ou une séance de travail avec un de ses coscénaristes, le choix est fait d’avance. Toutes questions de mondanités à part, la politique, c’est pas son truc. Même en Mai 68, lorsqu’il apparaît à Cannes aux côtés de Godard dans une conférence de presse où les deux stars de la Nouvelle Vague demandent l’arrêt du festival, quand Godard crache des flammes par les yeux et par les lèvres, Truffaut a l’air d’un petit garçon mal à son aise, le regard absent, la voix mal assurée. Et puis le cinéma a beau être « un acte social », il n’appelle de ses voeux ni n’attend le « grand chambardement » : la révolution, culturelle ou pas, c’est thanks, but no thanks : il a pris en grippe — plutôt qu’en haine — Malraux à cause de son hypocrisie dans la mise à l’écart d’Henri Langlois de la Cinémathèque dont il reste le visage et l’âme pour de grands cinéastes du monde entier qui, alertés par Truffaut, refusent désormais que leurs films soient projetés à Chaillot tant que Langlois n’est pas réintégré. Sans faire le coup de poing (il n’en a ni le physique — trop petit — ni le tempérament), Truffaut a organisé la révolte contre l’éviction et participé à une manifestation de protestation pacifique brutalement réprimée par la police où il a pris des coups, comme tout le monde sauf Godard. Sans aller arracher les pavés, il suivra avec sympathie le « mouvement de mai », porteur d’un esprit de liberté. Nul doute qu’il n’aurait pas été mécontent si la traduction politique des événements avait mis en avant Pierre Mendès France, le seul homme politique qu’il admire — ou l’un des rares. Il n’en a pas été ainsi. Après comme avant 68, le cinéma est son engagement : total, irrémédiable, vital. L’exception à son refus de l’activisme, après Langlois, c’est son soutien à Israël, lorsqu’il découvre que son père biologique était juif et a été rejeté par l’antisémitisme de la famille aristocratique de sa mère. Hors cinéma, son engagement est pour la culture — littérature, peinture, musique, théâtre… Il l’exprimera bientôt d’une façon trop personnelle pour être comprise, dans son adaptation de Fahrenheit 451. Les meetings, les tribunes, les philippiques, c’est pas son truc. OK pour les pétitions, si la cause en vaut vraiment la peine : le manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie ; la défense de Langlois ; contre l’interdiction de La Religieuse de Rivette ; avec les « 343 salopes » pour la légalisation de l’IVG ; quand en 1970 le journal La Cause du peuple, dont Sartre a pris la direction, se trouve systématiquement interdit numéro après numéro, non seulement il s’oppose dans une belle lettre au président de la République (« Je ne suis pas plus maoïste que pompidoliste, étant incapable de porter un sentiment envers un chef d’État, quel qu’il soit »), mais il va le vendre dans la rue — non qu’il soit d’accord avec son contenu (rien ne lui est plus étranger), mais parce que la « liberté d’expression » n’est pas « un bruit qu’on fait avec sa bouche » (Daumal). À part ça, non merci. Même avec Sartre et Beauvoir, on ne risque pas de le retrouver à soutenir la pédocriminalité sauce Matzneff. Circulez, pendant que Godard fait son cinéma, Truffaut persiste à faire du cinéma : raconter des histoires qui le touchent, montrer des êtres vivants — forts ou faibles, solides ou perturbés, humains, trop humains. (À suivre.)