Le jeune Steven Spielberg vouait une admiration sincère à Truffaut et pourtant ses films ne suivent pas un des préceptes truffaldiens, qui est de cultiver « l’art du détail qui ne se remarque pas[1] ». Les films du réalisateur d’E.T. sont, tout au contraire, chargés de « détails qui se remarquent ». De temps en temps, dans le rythme, ça passe, mais si on a le malheur de revoir certains de ses films, on est aussi embarrassé que devant un type pratiquant la drague lourde. Certes, Spielberg attire les foules, comme le don Juan met des femmes dans son lit, donc rien à redire sur l’efficacité des procédés, mais ça .0manque, le plus souvent, terriblement d’élégance et de subtilité. Le « E.T. come home » finit par nous apparaître une inutile rengaine, et le manteau rouge de La Liste de Schindler comme un cliché, ayant pour double fonction de nous tirer des larmes et de nous rappeler que Spielberg est un artiste audacieux [2]– au final ce n’est qu’une vulgaire faute de goût.
Ce n’est qu’à force de les voir et revoir (parfois deux ou trois fois de suite) que ma mémoire a enregistré certains des détails non remarquables du cinéma de Truffaut. Ma mémoire est un fourre-tout non hiérarchisé et non classé, aussi vaste que peu fiable dans la précision. Je demande d’avance l’indulgence des exégètes truffaldiens pour les erreurs qui peuvent se trouver dans ce qui suit — dois-je redire que tout ça n’est pas un essai construit, un récit cohérent mais une suite de réflexions imprimées entre deux expériences sensibles, via le trajet invisible qui va de l’oeil à la main (mon fidèle index droit) en passant par les tripes, le coeur et le cerveau ?
Détaillons donc quelques détails, peut-être pas « ceux qui comptent » mais ceux qui me sont restés.
La montée des marches
« Le meilleur moment de l’amour, c’est quand on monte l’escalier », le mot célèbre de Clémenceau est une des signatures de Truffaut — un goût qu’il partage d’ailleurs avec Rivette. Leurs personnages les montent, les descendent, les dévalent, ils sont le lieu idéal pour suivre les jolies jambes d’une jolie femme, ou la panique d’un fuyard.
Un seul escabeau (celui du magasin de chaussures Tabard dans Baisers volés), mais combien d’escaliers de maison, d’immeubles, d’escaliers d’hôtels, combien de rues en escalier, à Montmartre ou ailleurs ? J’ai renoncé à les compter. On y voit des prostituées, des femmes qui reviennent avec leurs courses, des poussettes d’enfant… Ils donnent le rythme, marquent la précipitation ou l’attente : on les monte, les descend, les dévale parfois. Ceux qui mènent à la cave des Darbon, dans leur maison de Pantin, sont pour Antoine une érotisante « descente des marches » quand le père de Christine (Daniel Ceccaldi) l’envoie choisir une bouteille de vin. Au fil du temps, une subtile comédie du désir se joue sur les marches entre Christine et Antoine : la jeune fille, fine mouche, feignait la résistance à ses baisers ; devenue femme légitime c’est à son tour de le « chercher », comme pour le supplier de rester son amant — s’il est devenu son mari.
Maman les p’tits bateaux… et même les gros
Truffaut aime à attribuer à ses personnages des métiers de petits garçons qui n’ont pas grandi : dans Domicile conjugal, Doinel pilote des maquettes de bateaux sur un bassin de démonstration. Dix ans plus tard, le Bernard de La Femme d’à côté, un homme beaucoup plus homme que Doinel (si tant est que Gérard Depardieu soit « plus » un homme que Jean-Pierre Léaud, car il est bien aussi « femme ») manoeuvre également des bateaux.
En France, tout finit par des chansons
Est-ce un détail ou quelque chose de plus organique, beaucoup de films de Truffaut tournent autour d’une chanson.
L’air de Que reste-t-il de nos amours ?, la chanson de Charles Trenet, est plus qu’un simple accompagnement pour Baisers volés, comme celle de Souchon qui clôt la série Doinel dans L’Amour en fuite. Boby Lapointe apparaît, Ouvrard passe, Guy Marchand croone sous son alias de Sam Golden, Le Dernier Métro résonne des chansons qu’on écoutait sous l’Occupation. Camille Bliss (Bernadette Lafont dans Une belle fille comme moi), qui chante comme une casserole, finit par accomplir son rêve de monter sur les planches. Le Tourbillon de la vie, la chanson interprétée si délicieusement par Jeanne Moreau dans Jules et Jim, est à la fois la bande-son d’un moment de bonheur fragile, et peu durable, et l’annonce discrète de sa fin tragique. Ayant filmé le cinéma (La Nuit américaine)et le théâtre (Le Dernier Métro), Truffaut avait, nous assurent ses biographes, le projet de conclure avec un film sur le music-hall — nul doute que son film n’aurait pas été une copie du merveilleux French Cancan de Renoir, mais la conclusion personnelle et originale d’une trilogie du spectacle. Les plus belles oeuvres du monde sont demeurées des rêves, des visions que la mort a emportées. Nous n’en saurons donc pas plus. (À suivre.)