TRUFFAUT, L’HOMME QUI AIMAIT (5)

25 mai 2021

Toutes des putes[1], même maman

Lorsque  dans Les 400 Coups,  le jeune Antoine, faisant l’école buissonnière, surprend sa maman en train d’embrasser un homme qui n’est pas son père, il subit un choc — écho personnel direct, car si l’on en croit les biographes du cinéaste, Mme Truffaut, née Janine de Montferrand, avait fait scandale dans sa famille par la liberté de ses moeurs — et le mariage avec l’obligeant M. Truffaut, qui adopta un garçon dont il n’était pas le père biologique et lui donna son nom, ne changea pas son tempérament amoureux. Libéré au début de Baisers volés, le jeune Doinel/Truffaut se précipite dans un hôtel de passe ; même si les exigences hygiéniques de la prostituée le mettent en fuite (more on this later), on le verra avoir recours à des professionnelles à plusieurs reprises.

Quand la mère n’est pas pute, ce n’est pas forcément mieux : Mme Darbon (Claire Duhamel), la mère de Christine, qu’on voit dans Baisers volés puis Domicile conjugal est avenante et aussi sympathique que son mari — plus en tout cas que celle de Franca (Nelly Benedetti) qu’on aperçoit vers la fin de la peau douce ; quant à la maman de Claude (Les Deux Anglaises et le Continent), c’est le modèle de la mère abusive qui déploie une féroce énergie pour faire échouer la vie amoureuse de son fils — après tout elle s’est sacrifiée pour lui et elle entend garder pour elle. Pour le pur fun, on mentionnera l’épouvantable belle-mère de Camille Bliss dans Une belle fille comme moi : nous aussi on ferait tout pour la dépouiller…

La réconciliation de Doinel avec sa pute de mère aura bien lieu, mais post mortem, dans une émouvante scène de l’Amour en fuite lorsque Antoine reçoit la visite de l’ancien amant de sa mère, celui-là même qu’il avait aperçu vingt ans plus tôt lui roulant une pelle clandestine.

Père manquant, fils manqué[2]

La mère c’est pas ça, le père c’est pas mieux.

C’est peu de dire que la figure du père (Albert Rémy), telle qu’on la voit apparaître dans Les Quatre Cents Coups,  n’a rien de  flatteur : lâche, indifférent à Antoine, le père Doinel est le père qu’on ne veut pas. D’après les biographes, Roland Truffaut ne s’y est pas trompé, qui a mal pris le portrait tracé de lui par le fils qu’il avait obligeamment adopté et dont il avait supporté les frasques. Par la suite, les choses se sont apaisées entre les deux hommes.

À l’opposé du père lâche, le père alcoolique, violent et irresponsable, n’est pas plus engageant : on en viendrait presque à applaudir lorsqu’au début d’Une belle fille comme moi, Camille retire l’échelle du mur de la grange et provoque ainsi la chute mortelle de son père, premier « accident malheureux » d’une histoire qui n’en manquera pas. À quarante ans de distance, on croit entendre l’écho de la voix du général à la fin de La Règle du jeu : « Après des accidents comme celui-là [la mort d’André Jurieux, l’aviateur, tué par Schumacher le garde-chasse qui l’aurait confondu avec un braconnier], il va falloir redéfinir le sens du mot “accident’”. »

Dans les Doinel, Antoine se trouve en M. Darbon (Daniel Ceccaldi) un « père adoptif » qui le réconcilie avec la fonction et, peut-être, lui permet à son tour d’être le père du petit Alphonse, s’il ne parvient pas à être le mari de Christine (Claude Jade). Redoublement du cinéma et de la vie, car Truffaut s’est trouvé des pères de substitution, comme le critique André Bazin et le fondateur de la Cinémathèque Henri Langlois — et Jean Renoir dans une certaine mesure ; ce que l’on sait de Truffaut nous indique un père présent et affectueux, s’il n’a jamais mené une vie de famille conventionnelle. C’est une tarte à la crème que de rappeler qu’un artiste n’est, en profondeur, jamais fidèle qu’à son art. À sa façon, Truffaut l’a été à sa femme Madeleine — la seule de ses amoureuses qu’il ait épousée ; non seulement ils n’ont jamais divorcé malgré la séparation, mais on sait qu’ils se retrouvaient souvent et que vers la fin de sa vie Madeleine était proche de lui — amante devenue épouse et mère, puis amie. (À suivre.)



[1] Quoique…

[2] Ça, c’est en souvenir de mon ami Guy Corneau, celui que l’éditrice Joëlle de Gravelaine appelait « mon psychanalyste jungien préféré » ; il n’était peut-être pas un géant de la psychologie moderne mais il savait expliquer, partager, transmettre et c’était un bon gars et un bon ami.