TRUFFAUT, L’HOMME QUI AIMAIT (3)

20 mai 2021

Le jeune Truffaut et son ami Lachenay adolescents lisaient avec passion en même temps qu’ils écumaient les salles parisiennes pour y voir (ou revoir, déjà) les films qui étaient leur « maintenant », leur « avant », leur « après », leur « ici » et leur « ailleurs ». À la nuit, ils passaient leurs bras maigres à travers les grilles des cinémas fermés pour y dérober les photos de leurs chéris — les Welles, les Howard Hawks, les John Ford, les Renoir, les Rossellini. Ainsi ces deux passions se sont-elles développées parallèlement et nourries mutuellement.

L’amour de la littérature et celui du cinéma sont tellement intimement liés chez Truffaut qu’il est presque impossible de les dissocier.

Le premier est si intense, si profond qu’il a poussé le réalisateur à se lancer dans une adaptation d’un genre qu’il connaissait mal et n’aimait pas, la science-fiction. En lisant Fahrenheit 451, le roman de Ray Bradbury, l’oeil de Truffaut s’est posé sur ce qui le terrifiait, lui, dans la vision de l’écrivain américain : un monde où les livres deviendraient l’ennemi, un monde où les livres seraient menacés d’extinction — et donc une part des hommes avec eux, part secrète et précieuse, touchant au coeur, aux tripes, à la conscience.

Flash-back

Émouvant de voir deux gamins de dix-huit ans s’appeler « vieux salaud » : les lettres des jeunes François et Robert sont pleines de ces insultes joviales sous lesquelles l’affection masculine se marque. Pleines aussi de leurs découvertes de lectures : « Lis le Journal du voleur (Gallimard, 330 Fr) de Jean Genet », « simplement bouleversant », comme Jean-Jacques Rousseau, que Truffaut n’a d’ailleurs, précise-t-il, pas lu. « Lis Le Portrait de Dorian Gray, c’est un chef-d’oeuvre ». La rencontre avec Genet sera le début d’une amitié intense et tempétueuse. Nulle ambiguïté sexuelle, que je sache, mais malgré l’écart d’âge une fraternité de mauvais garçons plus ou moins repentis. Cela tournera à l’orage entre le jeune critique devenu cinéaste reconnu et le « comédien et martyr » cher à Sartre, mais Genet restera une influence intellectuelle majeure — mentionnant sa lecture des Pensées de Pascal, Truffaut crédite même Genet de lui avoir « appris à lire ».

Lorsque François s’engage dans l’armée et se trouve stationné en Allemagne avant un départ pour l’Indochine, ses lettres à Robert contiennent plus de demandes de livres que de demandes d’argent. Par quelle aberration un tempérament aussi rétif à l’autorité que celui du jeune Truffaut avait-il pu s’imaginer qu’il se plierait à la discipline militaire, c’est une autre histoire — et un mystère qu’une déception sentimentale n’éclaircit pas vraiment. L’expérience en tout cas a trouvé sa traduction cinématographique — Truffaut ne réalisera jamais de film de guerre, mais au moins une « ouverture militaire »  où   s’expriment nettement ses propres impressions de voyage et son manque radical d’affinités avec ce monde.

Lorsque la caméra se pose sur Antoine Doinel dans sa prison militaire au début de Baisers volés, il est en train de lire Le Lys dans la vallée. Ce n’est pas un Balzac au hasard et sans en être une adaptation, le film est entre autres un écho lointain et transformé de l’histoire du Lys, ou en tout cas de l’empreinte émotionnelle que sa lecture a laissée chez le jeune Truffaut. Balzac revient sous divers aspects dans ses films suivants : Pierre Lachenay (La Peau douce)lui a consacré un livre ; son portrait ou son buste sont présents — dans le salon de la mère de Claude (Les Deux Anglaises et le Continent), par exemple.

Le Balzac de Truffaut n’est pas celui de Rivette. Là où l’auteur d’Out 1 voit partout les complots de la folle politique balzacienne, nourrie de visions autant — et plus — que d’observations, celui du Dernier Métro évoque un Balzac plus romantique (pour les sentiments), plus proche des Scènes de la vie privée que de celles de la vie parisienne. Point commun : leurs personnages se cachent, fuient ou ont quelque chose à cacher : qu’il s’agisse d’une liaison amoureuse demeurée inconnue, d’un secret de famille ou d’une activité délictueuse, la vie amène les personnages de Truffaut à se donner pour ce qu’ils ne sont pas et à tenter avec plus ou moins de succès de dissimuler leur identité. L’essentiel est invisible pour les yeux trouve ici une illustration inattendue. Qu’il ait ou non baigné dans le crime, chacun d’entre nous a quelque chose de Ferragus (Histoire des Treize)ou de Vautrin qui de vie en vie meurt pour se réinventer. Ainsi Charlie Kohler (étonnant Charles Aznavour dans Tirez sur le pianiste), comme Marion Vergano (la jeune et dangereusement belle Catherine Deneuve dans La Sirène du Mississippi)s’acharnent-ils à effacer les traces d’un passé qui ne passe pas — de même, dans un tout autre registre et pour d’autres raisons, que Bernard et Mathilde (Gérard Depardieu et Fanny Ardant) dans La Femme d’à côté.

Pour en revenir à Doinel, il lit sans arrêt ; lorsque son fils Alphonse naît, devant le regard amusé et sceptique de sa femme, il lui prédit avec une emphase comique le plus haut des destins : « Alphonse sera un grand écrivain ! » Dans le dernier épisode de ses aventures, Antoine est toujours amoureux des livres et fouine toujours du côté des chéris de Truffaut comme Léautaud ou Proust ; non seulement il exerce maintenant, enfin, un « métier sérieux », mais c’est un métier proche des livres (il est correcteur dans une imprimerie) ; de plus il a publié son roman, Les Malaises du coeur, dont le titre évoque celui d’un des trois romans de Jean Renoir, Le Coeur à l’aise.

Même si son premier « short », Les Mistons,est tiré d’une nouvelle de Maurice Pons, Truffaut a finalement adapté peu de livres — et Dieu sait si les propositions n’ont pas manqué, y compris pour des écrivains ou des livres qu’il admirait. Il refuse rarement directement, exprime des réticences avant de devenir, comme à regret, plus ferme : « s’il est sacrilège de tourner un film d’après Proust[1] [Un amour de Swann[2],qu’une productrice lui propose],il est terrible de prononcer cette phrase : non, je regrette, cela ne m’intéresse pas. » Il ajoute un peu plus loin, après avoir cité quelques-uns de ses refus (Le Désert des Tartares[3], Voyage au bout de la nuit[4], Le Grand Meaulnes, L’Étranger[5]…n’en jetez plus, la cour est pleine), cette phrase où chaque mot tombe juste : « Chacun de ces refus nécessaires me coûte infiniment. » Les deux romans d’Henri-Pierre Roché qu’il a adaptés, c’est lui qui les a choisis, et personne d’autre, et c’est grâce à son Jules et Jim qu’un auteur a pu connaître le succès, post mortem hélas (more on this later) ; quant aux quatre polars américains qu’il a adaptés, il les a non seulement transposés en France, mais profondément transformés — et pas seulement parce qu’il les lisait dans les fautives et distrayantes traductions[6] de la Série noire d’alors.

Pour Charles Denner et L’Homme qui aimait les femmes, le film se présente comme l’illustration des chapitres du livre que le séducteur écrit. Le héros masculin d’Une belle fille comme moi, l’infortuné Stanislas (André Dussollier dans son premier rôle au cinéma), si cruellement et subtilement piégé par Camille Bliss, a publié une thèse ; mieux, la recherche en vue de son écriture est le prétexte de sa rencontre avec la séduisante et dangereuse jeune femme : le film est une « mise en images » du récit de ses aventures dont la dernière est le piège qu’elle tend au naïf thésard. Dans L’Homme qui aimait les femmes comme vers la fin des Deux Anglaises, lorsque Claude (Jean-Pierre Léaud) publie son roman, dont le titre, Antoine et Julien, est à peine démarqué de Jules et Jim, le cinéaste prend plaisir à montrer les différentes étapes de la fabrication du livre, créant une sorte de mini-film dans le film, un documentaire monté avec beaucoup de rythme. Si ses dialogues, parfois improvisés à partir d’indications précises, n’ont pas ce côté « littéraire » qu’ils prennent chez d’autres auteurs de la Nouvelle Vague, comme Rohmer ou Resnais[7], il reste son recours fréquent à la voix off qui narre (Jules et Jim, Les Deux Anglaises) ou commente ; il y a les bibliothèques, les librairies, il y a l’omniprésence des représentations d’écrivains (bustes, portraits) dans beaucoup de ses films — dans la chapelle de La Chambre verte, je n’ai pas multiplié les arrêts sur image pour distinguer les visages des écrivains, mais je me souviens qu’il y en a beaucoup. Vers la fin de La Nuit américaine, la production du film est en crise à cause de la mort accidentelle d’Alexandre (Jean-Pierre Aumont). Une scène muette montre des nouveaux commanditaires américains venus renflouer des finances bien basses et permettre la fin du tournage : l’un des figurants se trouve être le grand écrivain britannique Graham Greene, venu en voisin rendre visite à une des comédiennes du film dont les parents étaient ses amis, et recruté pour cette figuration sans que Truffaut le sache, car il aurait été paralysé de trac à cause de l’admiration qu’il lui portait. D’après Nathalie Baye, qui le raconte avec beaucoup d’humour et de tendresse, le cinéaste ne reconnut pas l’écrivain et se contenta de remarquer après la prise que sa tête lui disait quelque chose.

Si le cinéma de Truffaut n’est pas « littéraire » (en langage courant, bavard et chiant), le réalisateur et ses films portent bien l’empreinte profonde de ses admirations — l’expression n’en est pas celle qu’elle était chez Gance ou même chez Renoir, mais elle n’en est pas moins une marque : lorsque les livres brûlent sous la lance de Montag (Oskar Werner) dans Fahrenheit 451et que leurs couvertures noircies se racornissent, tandis qu’on distingue à travers les flammes les noms de Dickens ou des soeurs Brontë, la caméra pleure. Pas de commentaire ici : l’adieu est silencieux et déchirant comme celui que l’on ferait à des êtres vivants longtemps aimés et partis dans une intolérable souffrance.

Le mot et l’image

Si Truffaut, qui a écrit avant de filmer, est habité de la passion, de la rage des mots, il est aussi un fou de l’image, un obsédé visuel autant que textuel. Jean-Louis Richard — son coscénariste pour La Peau douce (et Fahrenheit 451) — raconte que l’idée du premier lui en était venue en surprenant l’image d’un homme et une femme à l’arrière d’un taxi s’embrassant avec une telle fougue qu’il avait comme entendu le choc de leurs dents. L’image ayant inspiré le film n’y a finalement pas trouvé sa place — a-t-elle même été tournée ? Tout au contraire une autre image a surgi, née de la lecture d’un fait divers : une femme avait abattu en public son mari infidèle d’un coup du fusil qu’elle dissimulait dans son imperméable. C’est ce que fait Franca (Nelly Benedetti) vers la fin du film qui détaille plan par plan la construction de ce qui sera la séquence où elle l’abat, non pas d’un, mais de plusieurs coups de fusil. Elle a déjà quelque chose de la Julie Kohler qu’interprétera Jeanne Moreau[8] quatre ans plus tard : ce n’est pas une femme égarée, passionnelle, dérangée, qui agit dans un moment de furieuse folie. Les gestes sont précis, détachés, tranquilles, méthodiques — une professionnelle qui exécute sa mission. À cette exception près, Truffaut n’aime pas montrer la mort beaucoup plus qu’il n’aime montrer l’amour physique : il ne fuit pas ce qu’il faut montrer pour la clarté (un de ses mots clés), mais il pratique l’ellipse autant qu’il le peut. Lorsque Claude couche enfin avec la cadette des soeurs Brown, Truffaut ne filme pas le dépucelage ; il nous montre seulement, après l’amour, une fleur rouge étalant sa corolle sur le drap blanc, et cette vision fugitive du sang de la jeune fille est plus choquante (je crois me souvenir que le producteur lui avait demandé de la couper au montage) que n’aurait été l’exhibition d’un sexe d’homme la pénétrant. Combien de fois, en littérature comme au cinéma, celui qui en dit le moins possible, se borne à l’indispensable, n’est-il pas plus clair, plus violent que celui qui s’attarde, détaille, bavarde, en rajoute ? Autant la découverte de l’amour physique avec Ann, la soeur aînée, a été douce, indiquée par la seule disparition du rideau qu’elle tirait chaque soir entre leurs deux lits, autant cette fleur rouge nous dit, au-delà de ce premier sang, quelque chose sur le rapport entre Claude et Muriel, à la fois destinés l’un à l’autre et inéluctablement arrachés l’un à l’autre.

Truffaut a du goût pour des séquences que l’on peut juger « documentaires », mais qui sont du vrai cinéma : lorsque Antoine envoie un pneumatique à Fabienne Tabard (Delphine Seyrig) dans Baisers volés, nous suivons chaque étape depuis le geste de la postière roulant la lettre dans le tube jusqu’à l’arrivée de la lettre en passant par le trajet à travers le réseau de tuyaux souterrains. Ce n’est pas seulement un spectacle délicieusement suranné, comme celui des télégrammes avec les mots découpés, c’est un élément de suspense permettant de partager la tension amoureuse qui atteindra son climax avec l’arrivée de Mme Tabard venue s’offrir à Antoine dans sa chambrette montmartroise. Ainsi Truffaut[9] intègre-t-il chacun de ses « reportages » non en fonction de son utilité sociale ou de son caractère décoratif, mais de sa pure efficacité dramatique. (À suivre.)



[1] Tu vois, Bizot, encore un point proustien d’accord entre Truffaut et toi. On progresse — lentement, mais on progresse.

[2] Ai pas vu l’adaptation de Volker Schlöndorff (1984) avec Jeremy Irons, Alain Delon, Ornella Muti et Fanny Ardant, et suis pas du tout tenté.

[3] L’adaptation du roman de Buzzati sera finalement réalisée par Valerio Zurlini en 1976. C’est un peu chiant et très beau. La musique du génial Ennio Morricone s’accorde aux sublimes décors et le casting international n’est pas magnifique seulement par les noms sur l’affiche : Jacques Perrin, Philippe Noiret, Jean-Louis Trintignant, Max von Sydow, Fernando Rey, que du très costaud, pour les rôles principaux comme secondaires.

[4] Rencontre entre Abel Gance et Céline dans les années 1930, projet avorté, synopsis perdu. Nouvelle tentative de Jean Renoir en 1937. Le gracieux Céline l’envoie paître sans ambages malgré les brûlantes déclarations d’admiration du cinéaste. Bizarre connexion entre l’auteur de Bagatelles pour un massacre et le compagnon de route du PC pendant le Front populaire : si l’on en croit le scénariste Henri Jeanson, lorsqu’il croise Renoir à Lisbonne, juste avant l’embarquement pour New York, celui-ci exprime des sympathies pour Hitler et mentionne son espoir d’une France « désenjuivée ».

[5] Ai pas vu l’adaptation de Visconti (1967) avec Marcello Mastroianni et Bernard Blier, suis moyennement tenté…

[6] Tiens, je viens de jeter un coup d’oeil à For Love of Imabelle, le Chester Himes mentionné récemment (La Reine des pommes) et sans me lancer dans numéro de petit prof je note avec peine que Minnie Danzas et C. Jase ont traduit le Daddy par lequel Imabelle s’adresse à l’infortuné Jackson (la reine des pommes, c’est lui) par un « p’tit père » de mauvais aloi. Pourquoi pas « papa », tout simplement ?

[7] « Non, tu n’étais pas à Hiroshima… »

[8] La Mariée était en noir.

[9] L’un des rares reproches que j’aie à adresser aux biographes du cinéaste — ou plutôt à leur éditeur —, c’est de l’appeler « François Truffaut » des centaines de fois. Dans ce post, j’ai failli opter pour FT, mais ça fait Financial Times donc va pour Truffaut — vu le contexte, peut pas y avoir de confusion avec le pépiniériste.