TRUFFAUT, L’HOMME QUI AIMAIT (12)

25 juin 2021

Ça y est, j’ai fini mon voyage en Truffaldie — c’est le dernier épisode et il n’y aura pas d’épilogue, je crois[1]. Si je compte mes 10 bis et 11 bis, il y aura eu 14 épisodes, et non 12 comme annoncé. C’est le destin : depuis que Partie gratuite a connu 14 révisions, ça doit être mon chiffre. Sans succomber à l’atroce idée de conclure, si je devais retenir une ou deux « impressions de voyage », voici ce qu’elles seraient.

Le mythe de l’éternel retour

Truffaut n’est pas Buñuel et je ne crois pas que le surréalisme l’ait marqué en quoi que ce soit, mais il me semble souvent que ses personnages reviennent dans les mêmes quartiers, les mêmes rues, les mêmes décors, les mêmes paysages, comme à la recherche de ce porche, ce seuil de jardin, par où ils pénétreraient dans un pan disparu de leur existence et y retrouveraient les êtres chers. Pour ses films dont Paris est le cadre, la tour Eiffel y revient non comme un point de repère touristique, mais comme un totem — une déesse peut-être, un vaisseau spatial atterri en ce lieu et qui peut en décoller à chaque instant et qu’il importe de retenir par l’image. Lorsque Louis Mahé (Jean-Paul Belmondo a-t-il jamais joué le rôle d’un homme superbement fragile ?) et Marion (Catherine Deneuve a-t-elle jamais été aussi belle ? désirable et inatteignable ?) sont embarqués dans la cavale infernale de La Sirène du Mississippi, Marion est obsédée par le désir de gagner Paris. Est-ce un refuge où se perdre et disparaître ? Quand ils gagnent la capitale et qu’on aperçoit la tour Eiffel, l’espoir absurde d’un embarquement pour ailleurs passe le temps d’un éclair.

Fuir, toujours fuir

L’admiration de Truffaut pour Alfred Hitchcock est bien connue et je vois bien plus que des clins d’oeil ou des références pour cinéphiles dans le goût truffaldien de filmer des voitures sur des routes périlleuses ou de créer, dans des contextes très éloignés du film policier, des atmosphères de suspense que l’on peut sans excès qualifier de « hitchcockiennes » ; bien souvent, les personnages de Truffaut fuient ou cherchent à fuir. Doinel son double fuit des parents qui l’aiment mal ou pas, Charlie Kohler (Charles Aznavour dans Tirez sur le pianiste) fuit son passé et de mystérieux gangsters (dont l’écrivain Daniel Boulanger, le dernier à qui Jeanne Moreau réglera son compte dans La Mariée était en noir) avec l’aide de Léna (Marie Dubois) ; dans le court métrage Antoine et Colette, Colette (Marie-France Pisier) fuit Antoine. Dans Baisers volés Antoine fuit la violence de son désir pour Fabienne Tabard (Delphine Seyrig), fuit le choix entre cette dernière et la jeune Christine Darbon (Claude Jade). Antoine fuit sa peur de la vie de famille dans les bras d’une maîtresse et fuit la lassitude de cette dernière auprès de sa femme (Domicile conjugal) ; il court et fuit toujours dans le dernier film de la série Doinel, L’Amour en fuite.

Catherine (Jeanne Moreau) fuit dans la mort le choix entre Jules et Jim et y entraîne l’infortuné Jim qui ne choisissait pas entre elle et son ami ; Marion Vergano fuit son passé pour rencontrer Louis Mahé (La Sirène) avant de fuir ce dernier ; lorsqu’il la retrouve, ils fuient ensemble. Pour finir il consent à la laisser le tuer et elle s’enfuit. L’enfant sauvage du (magnifique) film éponyme fuit les hommes ; quand malgré la douceur des méthodes du docteur Itard il souffre de son éducation, il tente de fuir. La brochette des assassins de son mari fuit vainement la vengeance de Julie Kohler dans La Mariée ; dans La Peau douce Pierre Lachenay fuit longtemps le choix entre sa femme et sa maîtresse.

Adèle H. (Isabelle Adjani) fuit sa famille, l’ombre de sa soeur morte et son père autant qu’elle poursuit un amant imaginaire ; et lorsque celui-ci se dérobe définitivement, elle fuit encore ; Lucas Steiner (Heinz Bennent), le mari de Marion (Deneuve encore) dans Le Dernier Métro, cherche à fuir la Gestapo et les collabos ; Bernard (Gérard Depardieu) a fui sa passion pour Mathilde (Fanny Ardant) dans La Femme d’à côté ; quand le hasard les réunit, il essaie de l’éviter ; lorsque le destin les jette à nouveau dans les bras l’un de l’autre, ils fuient dans la mort la double impossibilité de renoncer à leur amour et de le vivre ; même Mme Jouve (Véronique Silver) s’enfuit lorsque l’homme qui l’a abandonnée des années plus tôt revient et demande à la revoir. Julien Davenne fuit les vivants dans La Chambre verte où des milliers de cierges éclairent les visages de ses morts.

Une des rares fuites couronnées de succès est celle de Montag, le pompier de Fahrenheit 451 (Oskar Werner, le Jules de Jules et Jim), qui fuit la destruction de la culture en se réfugiant dans la forêt des hommes-livres.

Pour Truffaut lui-même, mort à cinquante-deux ans, encore plein de vie, d’amour et de projets, je préfère penser que, sans s’enfuir, il est passé par l’entrée de secours dans une des deux salle d’à côté ; plutôt que celle où une rétrospective lui est consacrée, il a choisi celle où l’on projette les films qu’il aimait et ceux qu’il aimera —et qu’il les regarde avec son pote Lachenay. Pour la centième fois ils revoient La Règle du jeu, pour la cinquantième Le Roman d’un tricheur (Guitry) L’Aurore de Murnau, peut-être, l’intégrale des Hitchcock. Vous avez de la chance, François, les cinémas viennent de rouvrir. Plus besoin de resquiller, vous avez la réduction senior.

 

Références :

François Truffaut, d’Antoine de Baecque et Serge Toubiana (Gallimard 1996 et 2001, 876 pages, réédition en Folio) ; l’ayant lu d’une traite ou presque, je suis souvent revenu à ce modèle de biographie, aussi précis et documenté que bien raconté.

De Truffaut lui-même, on trouve d’occasion la Correspondance (672 pages, 5 Continents/Hatier, 1988) et plus facilement ses textes critiques en deux volumes : Les Films de ma vie et Le Plaisir des yeux (tous deux chez Flammarion, collection Champs), ainsi que le Hitchcock écrit en collaboration avec Helen Scott. Publié chez Robert Laffont en 1966, il a été réédité chez Gallimard et il est toujours disponible, neuf comme d’occasion. D’occasion, on trouve aussi Les Aventures d’Antoine Doinel.

Pour les films, je les ai presque tous vus en DVD dans les différentes éditions disponibles — un peu parce que beaucoup étaient là sur les étagères, un peu par nostalgie, aussi parce que certaines éditions proposent de riches bonus (versions commentées, documents d’archives). Particulièrement satisfaisant est le coffret d’Arte Éditions comprenant huit films, de La Mariée à La Chambre verte ainsi qu’un livret incluant des témoignages et des « impressions » de cinéastes contemporains ; pour la série Doinel, éditée chez MK2, le DVD des Quatre Cents Coups comprend notamment une version commentée par l’ami Robert Lachenay qui éclaire les aspects les plus autobiographiques du film, ainsi que les « bouts d’essai » des différents adolescents envisagés pour le rôle, y compris Jean-Pierre Léaud, dont on voit tout de suite qu’il est Doinel ; enfin le DVD inclut Les Mistons, le premier court métrage du cinéaste ; le DVD de Baisers volés, quant à lui, comprend le film commenté par Claude Jade et Claude de Givray, un des coscénaristes, ainsi qu’Antoine et Colette, le short de 1962 ; pour le reste, je crois que les longs métrages sont tous disponibles sur Netflix ; ils le sont également sur Mubi, qui propose en outre le short Une histoire d’eau (bon choix sur cette chaîne, où j’ai vu presque tous les Varda, quelques Chaplin et les premiers Milos Forman).

PS. Bizot, je ne sais pas si je t’ai convaincu de mettre un oeil là-dessus. Si non, tant pis, j’ai fait de mon mieux ; si oui, je te suggère Une belle fille comme moi ou L’Homme qui aimait les femmes pour commencer. Ça ne vaut peut-être pas ton favori, L’Honneur des Prizzi, mais c’est bien barré quand même…

P.S. Je suis plus que jamais reconnaissant à Marie-Odile «  Malcampo » Mauchamp et à Emmanuelle Hardouin (Versilio) qui ont relu avec une inlassable vigilance les textes de ce « feuilleton » avant de les purger de leurs scories plus évidentes. Au-delà des corrections typographiques ou grammaticales,  leurs remarques et commentaires m’ont aidé à les préciser et à les améliorer. Grâce leur soit rendue !

 



[1] Quoique…