J’ai dû lire Le Procès de Kafka quand j’avais une quinzaine d’années et que je dévorais son oeuvre, reconnaissant à Max Brod de n’avoir pas respecté la demande de son ami de détruire toute son oeuvre après sa mort. Où, peu de temps après la lecture, ai-je vu l’adaptation au milieu d’une rétrospective Welles dont je ne connaissais à peu près que le déjà légendaire Citizen Kane ? À la Cinémathèque de Chaillot ? Dans une des salles « art et essai » du Quartier latin, au Studio 28 ou au Mac Mahon ? Un de ces merveilleux cinés aux sièges inconfortables à un point surnaturel : pas de rembourrage, pas de place pour les jambes, on sortait de là en ayant mal partout. Je ne savais pas à quoi m’attendre — et heureusement, car cette « innocence » m’a permis de recevoir le choc en pleine tronche. Un demi-siècle plus tard je revois le film et je ne suis pas déçu ; au contraire j’apprécie un peu plus la fidèle profondeur de sa traîtrise, son burlesque grinçant qui aurait fait péter de rire Kafka, un homme qui riait beaucoup dans la vraie vie et qui, raconte Brod, lisant à ses amis le premier chapitre du Procès, peinait à finir certaines phrases tellement il se gondolait. On n’éclate pas de rire à chaque plan du Procès wellesien mais il fallait un coupable pour adapter le chef-d’oeuvre d’un coupable et Welles est le coupable idéal. Comment réussir une oeuvre d’une tonalité unique à partir d’un bricolage de décors dégotés en studio à Boulogne, à Zagreb, à la gare d’Orsay et pour finir dans un trou creusé en Italie ? et les ombres et lumières des heures mystiques (aube et crépuscule) si prisées du roi Orson ? et la poussière ! et les acteurs ! On pourrait s’inquiéter d’un casting international assez hétéroclite mais on oublie vite l’étonnement premier de voir ces Anglais, Américains et Français porter des prénoms à consonance germanique — ça passe plus vite que dans l’adaptation par Renoir des Bas-Fonds de Gorki, où les noms russes vont à Gabin, Jouvet, Suzy Prim et autres Le Vigan comme des guêtres à des lapins. Perkins avec son visage neutre, ses yeux traqués, ses futals trop serrés sur son cul coincé, son gilet trop étroit, est un Josef K. parfait : on le condamnerait rien qu’à le voir. Quant à Welles lui-même, il est l’avocat qu’on rêve de ne surtout pas avoir ; Romy Schneider, tout juste échappée de Sissi, est une ravissante et inquiétante petite cochonne. Le film est trempé dans le bain d’une inquiétude à la fois historiquement datée (bureaucratie du xixe au xxe siècle, univers concentrationnaire, apocalypse nucléaire…), donc démodée, et terriblement contemporaine. Tout juste, si l’on veut pinailler, peut-on faire à Welles le reproche de mettre les points sur les i de ses intentions avec un peu trop d’insistance dans quelques plans.
Dans les bonus du DVD, tous passionnants, un écrivain britannique propose une analyse comparée des deux oeuvres : c’est brillant, sans pédantisme aucun et j’applaudis sans réserve de ma main droite valide sur mon poing gauche récalcitrant. Jusqu’au moment où il conclut : « Il y a ceux qui aiment Tchekhov, et ceux qui aiment Kafka. Et les deux sont irréconciliables. » Sorry, prof, mais j’arrive facilement à me réconcilier avec moi-même d’avoir conservé mon adoration de jeunesse pour Kafka en développant une passion fraternelle pour Tchekhov. Je les trouve terriblement, humainement trop humainement drôles tous les deux et si je concède que le génie de mon Anton Pavlovitch[1] n’a pas le caractèrevisionnaire de celui de Kafka [2], je leur trouve bien des points communs — et pas seulement dans le domaine sentimental où ils ont passé l’essentiel de leur vie à hésiter ou dans la tuberculose pulmonaire qui les a l’un et l’autre abattus dans leur prime quadragéniture (Mr. T., 44, Mr. K., 41). Et puis Tchekhov ou Kafka, c’est un peu comme Corneille ou Racine, Balzac ou Stendhal, Tolstoï ou Dostoïevski, Hemingway ou Faulkner, Roux ou Combaluzier, Bach ou Beethoven, Bird ou Trane, Beatles ou Stones : nous ne sommes pas juges dans un procès d’assises artistiques [3] et si nous pouvons avoir nos préférences, notre sensibilité, nos moments, nous ne sommes pas condamnés à prononcer des sentences, des verdicts.
[1] Notre Anton Pavlovitch, Nadioucha.
[2] Quoique…
[3] Non, pas même vous, monsieur le Professeur !