LE CAS GODARD
Dans la page de 1988 où il présente la Correspondance de celui qui fut son ami, Jean-Luc Godard a ces mots : « Pourquoi me suis-je querellé avec François ? Rien à voir avec Genet ou Fassbinder. Autre chose. Demeuré sans nom. Idiote. Demeurée. »
L’un a le ticket, l’autre pas
Sur les mérites cinématographiques des deux néo-vaguistes stars, leur importance respective, je n’aurais garde de me prononcer, ou même de formuler une opinion. Je n’ai pas vu — ou revu — de film de Godard depuis longtemps, mais je me souviens que c’était ça, le vrai chic de gôche. On se moquerait plus tard de la pauvre Chantal Goya,[1] mais on l’a-do-rait dans Masculin féminin (1966) ; Bardot était une star peu aimée par les intellos, mais on courait voir Le Mépris (1963). On passerait à côté du génial Grand embouteillage (1979) du non moins génial Luigi Comencini (ô toi qui ne connais pas L’Argent de la vieille, quitte ce blog et ne reviens pas avant de l’avoir vu), mais fallait avoir vu le Week-end de Godard (1967). On s’ennuyait du maoïsme bavard de La Chinoise, on souriait devant Eddie Constantine, un des Américains de service dans les films de série B française, et vedette d’Alphaville (1965) ;pourtant, on tenait pour acquis que Godard était un véritable auteur, un génie créatif et subversif. Truffaut ? Un cinéaste « bourgeois », pas tellement excitant, auteur de « comédies dramatiques » faciles sur la vie du couple.
C’est mon ami et c’est mon frère, c’est mon frère et c’est mon ami[2]
On oubliait qu’ils avaient débuté ensemble, partagé les mêmes révoltes et les mêmes rêves. Plus que des amis, des frères. Avant de devenir célèbres avec leurs premiers films, leurs critiques avaient lancé des flammes contre la vieille garde du cinéma français. Mieux, ils avaient coréalisé un bizarre un petit court métrage. Le scénario très mince d’Une histoire d’eau (1958), où Jean-Claude Brialy fait du charme à une jeune auto-stoppeuse (Caroline Dim) était surtout prétexte à filmer dans un décor gracieusement fourni par la nature : les inondations dans la région parisienne. Pour douze minutes c’était un poil long, mais plutôt marrant, et d’une esthétique évoquant à la fois le documentaire et le film noir américain dont les deux jeunes gens étaient de grands amateurs.
Le souffle de l’amitié
C’est Truffaut qui glissa à Godard l’argument de départ d’À bout de souffle, puis en rédigea le synopsis.
Contexte : porté par le succès annoncé des Quatre Cents Coups, Truffaut n’oublie pas les copains : il admire Godard et tente de l’aider à monter un premier long métrage en lui présentant ses relations dans le monde de la production : « Prénatal » ne verra le jour que plus tard en devenant Une femme est une femme. En attendant, le Suisse malin fait appel à son pote pour servir d’intermédiaire avec son beau-père, le distributeur de films Ignace Morgenstern, à qui il veut « pitcher », comme on ne dit pas encore, l’adaptation d’un roman de Simenon. En pleine fièvre des Quatre Cents Coups, Truffaut trouve le moyen de répondre à la sollicitation de son ami, à qui le producteur Georges de Beauregard demande « une histoire qui se tienne » : « si tu as le temps de me finir en trois lignes l’idée de film commencée métro Richelieu-Drouot (c’était le bon temps), je pourrais en faire des dialogues ». Les quatre pages de Truffaut suffisent à convaincre le producteur et la jeune star se contente d’une rémunération minimale pour ne pas grever le budget du film de son pote. À bout de souffle, au générique duquel, à sa demande, Truffaut n’apparaît pas, lancera bientôt la carrière de Godard.
L’entente entre eux est telle qu’ils travailleront ensemble à une adaptation en vue d’un film dont Bernadette Lafont doit être la vedette. Pour ce projet qui ne se fera pas, Truffaut a négocié pour son ami une rémunération substantielle. Il n’y aura pas d’autre collaboration, mais le Suisse de famille aisée trouvera toujours le soutien du Parisien de milieu modeste, sincèrement enthousiaste devant ses films. Truffaut pleure, écrit-il à son amie Helen Scott, en voyant Vivre sa vie, et pleure à nouveau en le revoyant ; « et mon Dieu , commente-t-il, je ne pleure pas souvent au cinéma ».
Est-ce par amitié ou pour le « show » que Godard se retrouve témoin en faveur de Truffaut dans un étrange procès qui l’oppose à Roger Vadim ? Toujours est-il qu’il se débrouille pour se faire expulser du tribunal pour « insulte à témoin ».
C’est dans ce début des années 1960 que leurs trajectoires se séparent, ce qui n’empêche pas Godard de lui écrire ces lignes macho-mélancoliques : « On ne se voit plus jamais, c’est idiot. […] Les filles avec lesquelles nous couchions nous séparent chaque jour davantage au lieu de nous rapprocher. Ce n’est pas normal. »
Lorsque Godard voit La Peau douce,en apparence histoire d’un banal adultère bourgeois, il exprime son enthousiasme sans réserve : « J’ai revu ton film hier sur le grand écran de l’Olympe. Il était plus grand encore que l’écran. »
L’année suivante, alors que Truffaut s’apprête à tourner Fahrenheit 451 à Londres, Godard lui rend visite — la veille du début du tournage, ils s’enferment dans une salle du British Film Institute pour revoir L’Impératrice rouge, le légendaire film de Josef von Sternberg avec Marlène Dietrich.
Street fighting men
Lorsque Henri Langlois, fondateur et âme de la Cinémathèque de Chaillot, en est évincé, les deux hommes sont côte à côte pour le défendre. Le récit de la manifestation de soutien à laquelle ils prennent part en février 1968 a quelque chose d’un film de Chaplin. Le déploiement policier est hors de proportion avec les quelques dizaines de gens de cinéma venus protester. Au cours d’un face-à-face tendu, Godard réussit à franchir les barrières et se retrouve seul au milieu des policiers qui, ne sachant que faire de cet hurluberlu, le laissent repartir. Plus tard, au cours d’échauffourées confuses, le même Godard a perdu ses lunettes noires, on doit soigner Truffaut qui s’est fait cogner dessus par les flics, et le jeune Bertrand Tavernier qui saigne. Que la fête commence, vraiment !
Le printemps des néo-vaguistes ne s’arrête pas avec leur victoire : la réintégration de Langlois. En plein festival de Cannes dont ils exigent l’arrêt par solidarité avec le « mouvement de mai », les deux hommes sont à nouveau au centre d’un bourre-pif, puisque le service d’ordre du festival doit intervenir jusque dans la grande salle où ils ont pénétré pour exiger l’arrêt de la projection du film en compétition : Godard est giflé et perd à nouveau ses lunettes noires ; ceinturé par un spectateur mécontent, Truffaut se retrouve jeté à terre.
La brèche
Leur complicité est pourtant ébréchée : est-ce l’esprit militant, la jalousie ou pire, qui font écrire à Godard ces lignes cruelles et profondément injustes ? « Truffaut est un homme d’affaires le matin et un poète l’après-midi. » Il faut dire que, là où le maoïste fait payer son génie et son militantisme aux capitalistes qui le financent, Truffaut a créé sa société de production et a cette obsession typique du « bourgeois » de la faire vivre, doublé de celui de ne pas faire perdre d’argent à ses partenaires, le tout sans jamais perdre le souci central de ne réaliser que le film qu’il veut absolument faire ou celui, de ses différents projets, dont l’urgence s’impose à lui de la façon la plus pressante. Il ne lui est pas indifférent que cela débouche sur des succès ou des échecs commerciaux, mais ce n’est pas ce qui prime : dans l’attelage intérieur pointé par Godard, c’est le poète qui dirige et l’homme d’affaires s’adapte ; la méchanceté de la formule frappe et fait mal : avec de tels amis, qui a besoin d’ennemis ?
Lorsque Godard subit un accident de moto assez grave, Truffaut lui adresse quelques lignes amicales. Cela, pourtant, c’est au nom du passé, car le présent les sépare et le temps est loin où ils s’admiraient l’un l’autre en toute sincérité : plus grand-chose de commun entre le cinéma ouvertement militant et révolutionnaire de Godard et celui de Truffaut qui, sans nier l’histoire ou les questions de société, raconte avant tout des histoires d’individus aux prises avec les autres, le monde ou eux-mêmes.
D’accord sur un seul point : la rupture[3]
Les chemins ne se croiseront plus. Lorsque sort La Nuit américaine, cette belle déclaration d’amour au cinéma, Godard n’aura pas de mots assez durs. « Probablement personne ne te traitera de menteur, aussi je le fais. Ce n’est pas plus une injure que fasciste, c’est une critique, et c’est l’absence de critique où nous laissent de tels films, le tien et ceux de Chabrol, Ferreri, Verneuil, Delannoy, Renoir, etc., dont je me plains. […]. »
Après ces gracieusetés de mise en bouche, Godard rappelle à Truffaut qu’il est Godard, quand même, nom d’un Jean-Luc !
« Tu dis : les films sont de grands trains dans la nuit, mais qui prend le train, et dans quelle classe, et qui le conduit avec le “mouchard” de la direction à côté ? »
S’étant délivré de ces zakouski, Godard en vient au véritable objet de sa lettre : « J’en viens à un point plus matériel. J’ai besoin, pour tourner “Un simple film”, de cinq ou dix millions de francs. Vu La Nuit américaine,tu devrais m’aider, que les spectateurs ne croient pas qu’on ne fait des films que comme toi. »
Le « Si tu veux en parler, d’accord » qui clôt la lettre est un rameau d’olivier enduit d’arsenic.
On pourrait citer l’intégrale de la réponse de Truffaut — une vraie lettre de rupture, terriblement détaillée, précise et argumentée et qui présente un « portrait en creux » de Godard, certes violent et coloré par la peine de l’ex-ami insulté, mais tristement crédible. Sans entrer dans les détails, après avoir clairement refusé l’« offre » de son ex-pote, il le dépèce avec une précision d’entomologiste. Comme on comprend que l’intéressé ait la mémoire qui flanche et ne se souvienne plus très bien : il s’y retrouve épinglé membrane par membrane. Il y est question de son « comportement de merde », de ses mensonges, de son mépris, de ses postures de subversif qui lâche ses « petites phrases » provocatrices non par passion de la conviction, mais pour continuer à jouer son rôle. Plusieurs exemples du côté « dégueulasse » de Godard sont cités, ainsi que ceux de son art de se poser en « victime ».
Quand Godard est politique, Truffaut reste sur le terrain privé :
« Pendant six ans, comme tout le monde, je t’ai vu souffrir à cause d'(ou pour) Anna[4] et tout ce qui était odieux en toi, on le pardonnait à cause de ta souffrance.
» Je savais que tu avais entrepris Liliane Dreyfus[5] (ex-David) en lui disant : “François ne t’aime plus, il est amoureux de Marie Dubois, qui joue dans son film”, et je trouvais ça pitoyable, mais émouvant, oui, pourquoi pas, émouvant, à la limite ! Je savais que tu allais voir Braunberger[6] en lui disant : “Faites-moi faire le sketch que Rouch doit tourner, à sa place” et je trouvais ça… disons, pathétique. Je me promenais avec toi sur les Champs-Élysées et tu me disais : “Il paraît que Bébert et l’Omnibus[7] ne marche pas, c’est bien fait” et je disais “Allons, allons…”.
» À Rome, je me suis fâché avec Moravia parce qu’il m’a proposé de tourner Le Mépris, j’étais venu là, avec Jeanne, présenter Jules et Jim, ton dernier film ne marchait pas, Moravia voulait changer de cheval. […]
» Quand tu m’as écrit, fin 68, pour me réclamer 8 ou 900 mille francs qu’en réalité je ne te devais pas (même Dussart était choqué !) et que tu as ajouté : “de toute façon, nous n’avons plus rien à nous dire”, j’ai pris tout ça au pied de la lettre ; je t’ai envoyé le fric et, hormis deux moments d’attendrissement (un sur moi malheureux en amour, un sur toi à l’hôpital), je n’ai plus rien éprouvé pour toi que du mépris, quand j’ai vu dans Vent d’est la séquence : comment fabriquer un cocktail Molotov et qu’un an plus tard, tu t’es dégonflé quand on nous a demandé de distribuer, pour la première fois, La Cause du peuple[8] dans la rue…
» L’idée que les hommes sont égaux est théorique chez toi, elle n’est pas ressentie, c’est pourquoi tu ne parviens pas à aimer qui que ce soit ni à aider qui que ce soit, autrement qu’en jetant quelques billets sur la table. Un type, genre Cavanna, a écrit : “Il faut mépriser l’argent, surtout la petite monnaie” et je n’ai jamais oublié comment tu te débarrassais des centimes en les glissant derrière les banquettes des bistrots. Contrairement à toi, je n’ai jamais prononcé une phrase négative à ton propos, à la fois parce que tu étais attaqué bêtement et plutôt “à côté” des vraies choses, ensuite parce que j’ai toujours détesté les brouilles entre écrivains ou peintres, règlements de comptes douteux par l’intermédiaire du papier journal, ensuite parce que je t’ai toujours senti à la fois jaloux et envieux, même dans tes bonnes périodes — tu es super compétitif, moi presque pas — et puis il y avait, de ma part, de l’admiration, j’ai l’admiration facile, tu le sais, et une volonté d’amitié depuis que tu t’étais attristé d’une phrase que j’avais dite à Claire Fischer à propos du changement de nos rapports après l’armée (pour moi) et la Jamaïque (pour toi). Je n’affirme pas beaucoup de choses parce que je ne suis jamais tout à fait sûr que l’idée inverse n’est pas aussi juste, mais, si j’affirme que tu es une merde, c’est qu’en voyant Janine Bazin à l’hôpital, ta lettre à Jean-Pierre[9], il n’y a pas de place pour le doute sur ce point. Je ne délire pas, je ne dis pas que Janine était à l’hôpital à cause de toi, mais son chômage, après 10 ans de TV, est directement lié à toi qui n’en as rien à foutre. Amateur de gestes et de déclarations spectaculaires, hautain et péremptoire, tu es toujours en 1973 installé sur ton socle, indifférent aux autres, incapable de consacrer quelques heures désintéressées pour aider quelqu’un. Entre ton intérêt pour les masses et ton narcissisme, il n’y a place pour rien ni pour personne. […]
» Au contraire de toi, il y a les petits hommes […] qui demandent aux autres de leurs nouvelles, les aident à remplir une feuille de sécurité sociale, répondent aux lettres, ils ont en commun de s’oublier facilement et surtout de s’intéresser davantage à ce qu’ils font qu’à ce qu’ils sont et qu’à ce qu’ils paraissent.
» Maintenant, tout cela qui s’écrit doit pouvoir se dire, c’est pourquoi je termine comme toi : si tu veux en parler, d’accord. »
À ma connaissance, ils n’en ont jamais parlé. En conclusion de sa préface à la Correspondance,Godarda cette phrase : « Tu es peut-être mort, je suis peut-être vivant. Il n’y a pas de différence, n’est-ce pas. »
Si, mec, il y a une grosse, une énorme, différence entre vous. (Suite et fin au prochain épisode.)
[1] Bécassine, c’est ma cousine.
[2] Les vieux apprécieront ce léger glissement à partir de la chanson de Serge Lama Mon ami, mon maître (paroles d’Alice Dona, Yves Gilbert et Serge Lama).
[3] Référence gratuite : Note ce qu’il faudrait qu’il advînt de mon corps / Lorsque mon âme et lui ne seront plus d’accord / Que sur un seul point, la rupture (Georges Brassens, Supplique pour être enterré sur la plage de Sète).
[4] Anna Karina.
[5] C’est la passion de jeunesse de Truffaut.
[6] Cf. plus haut : Truffaut a mis en contact son ami avec ce producteur.
[7] Film d’Yves Robert.
[8] Cf. épisode 6.
[9] Il s’agit d’une lettre à Jean-Pierre Léaud, mentionnée au début de la réponse, que JLG a confiée, ouverte, à Truffaut pour l’intéressé — ce que Truffaut a refusé de faire, la jugeant « dégueulasse ».