TRUFFAUT, L’HOMME QUI AIMAIT (11)

17 juin 2021

 

Fidélité truffaldienne

Notoirement infidèle dans le domaine sentimental, Truffaut est fidèle d’une autre façon, car il n’y a jamais rupture définitive, sauf quand le sort en décide autrement, quoique… la mort de Françoise Dorléac dans un accident de voiture les sépare-t-elle vraiment ?

Tant qu’il est question de l’essentiel, c’est-à-dire le cinéma, il est fidèle à ses coscénaristes, à ses comédiens, à ses équipes techniques.

Bernadette Lafont n’a pas vingt ans lorsqu’elle tourne le rôle féminin principal de son premier court métrage, Les Mistons. Dix ans plus tard, elle est au centre de la cavalcade drôle, insensée et terriblement grinçante d’Une belle fille comme moi.

Ne nous attardons pas sur le « cas Léaud », auquel Truffaut est resté fidèle (pour leur double Doinel, oui, mais pas que…), utilisant l’acteur mieux que personne[1] et s’occupant du jeune homme désorienté comme un père.

Pour s’en tenir aux stars, Truffaut a donné quelques-uns de leurs plus beaux rôles — parfois à plusieurs années de distance, à deux ou trois des « monstres sacrés » du cinéma français d’après-guerre : Jeanne Moreau, Catherine Deneuve, Gérard Depardieu, c’est quand même pas mal, non ?

Hier, aujourd’hui, demain[2]

Passons aux rôles dits « secondaires ».

Albert Rémy est un de ces comédiens par l’entremise desquels Truffaut, tout « néo-vaguiste » qu’il soit, aime marquer son appartenance à une filiation du cinéma français : né en 1915, l’acteur a commencé comme figurant dans Hôtel du Nord ;puis il a obtenu des rôles secondaires, mais non sans importance dans des films de Carné, Grémillon, Jacques Becker, dont l’excellent Goupi mains rouges (1943),ou même Renoir lui-même(le bizarre, mais pas déplaisant Elena et les hommes par lequel « le vieux » tenta de relancer la carrière de son amie Ingrid Bergman). Rémy apparaît comme le père d’Antoine (Léaud) dans Les Quatre Cents Coups, où il incarne le rôle complexe d’un personnage faible, un lâche à la fois odieux et étrangement difficile à détester. L’acteur revient comme le frère de Charlie Kohler (Aznavour) dans Tirez sur le pianiste[3].

Non anecdotique est le choix de Paulette Dubost pour un joli rôle secondaire dans Le Dernier Métro (1980). Figurante à seize ans dans le Nana muet de Renoir (1926), la superproduction dont l’échec commercial obligea son réalisateur, qui avait assuré le financement lui-même, à se séparer d’une bonne partie des tableaux de son père, elle a été une des jeunes et jolies « ingénues[4] » du cinéma français des années 1930 — son rôle le plus marquant étant celui de Lisette, la peu ingénue, charmante coquette et coquine soubrette de La Règle du jeu (1938). En lui confiant le rôle de l’habilleuse dans Le Dernier Métro, Truffaut dit que l’actrice, que nous ne connaissions plus alors que dans des rôles de mamie souriante à la télé, si elle n’est pas une vedette, est une figure notable du cinéma national ; au-delà du clin d’oeil à Renoir, son héros français cinématographique, il s’inscrit aussi dans une tradition.

Le petit monde de don Truffo

Pour son premier long métrage, Truffaut choisit un chef opérateur déjà expérimenté : Henri Decaë a déjà travaillé avec Jean-Pierre Melville et Georges Franju ; après ses débuts néo-vaguistes, cet « ancien » accompagnera deux autres de ces jeunes auteurs, Claude Chabrol et Louis Malle. Pour ses films suivants, séduit par l’image d’À bout de souffle, Truffaut passera outre le caractère peu gracieux de Raoul Coutard pour se l’attacher pour ses films noirs jusqu’à La Mariée était en noir. Paradoxe apparent, son plus beau noir, celui de Vivement dimanche, lui sera donné par un Espagnol maître de la couleur, Nestor Almendros, qui l’a accompagné sur huit films à partir de L’Enfant sauvage.

Sa relation avec le musicien Georges Delerue, débutée avec son deuxième film, se poursuivra jusqu’au dernier : elle déborde même le cadre strict puisque le compositeur apparaît pour un petit rôle (celui d’un notaire) dans une scène des Deux Anglaises et le Continent.

D’une dizaine d’années son aîné, Marcel Berbert devient pour Truffaut un directeur de production et un producteur apprécié pour ses qualités professionnelles[5] et humaines. « Vous savez », lui écrit Truffaut dans une belle et brève lettre de 1971, « que je suis plus à l’aise dans l’écriture que dans la “vive voix ”, donc je profite de votre absence pour vous remercier pour tout[6]. » Hérité de son beau-père, le distributeur de films Ignace Morgenstern, Berbert est devenu par étapes un partenaire majeur dans les Films du Carrosse[7], un complice, un ami. Ses apparitions dans plusieurs films, en libraire, en employé de l’agence de détectives Blady, en agent d’assurances, en marchand de tableaux, en médecin, en proviseur, en chirurgien, le rapprochent peu à peu de son rôle central dans la vie : il est l’administrateur du théâtre dans Le Dernier Métro. En 1981, alors qu’ils collaborent depuis quelque vingt-cinq ans, Truffaut lui adresse ces quelques lignes où, derrière le vouvoiement truffaldien, percent affection et respect, qui donnent une bonne idée des relations entre les deux hommes :

« Nous sommes à la recherche d’un bon acteur pour jouer votre rôle. Que penseriez-vous de Marcel Berbert, qui était déjà… [cf. rôles cotés ci-dessus]. Il y aura un peu de dialogues, pas beaucoup plus que dans le script actuel[8].

« Le jeune réalisateur de la Nouvelle Vague attend votre réponse à Grenoble. »

Les fidélités amicales et professionnelles de Truffaut se poursuivent à l’écran : son ami l’agent Serge Rousseau, mari de Marie Dubois, apparaît dans La Mariée était en noir, puis pendant Baisers volés : c’est lui qui traque Christine (Claude Jade). Lui veut-il du mal et l’influence d’Hitchcock est-elle si prégnante que la comédie légère va tourner au film noir ? Non ! Le mystérieux « stalker » apparaît une dernière fois, vers la fin du film pour une déclaration d’amour dont le lyrisme délirant et inoffensif contribue au charme durable du film. On le reverra dans Domicile conjugal, puis dans La Chambre verte.

Marie Dubois apparaît dans un des trois rôles féminins notables de Tirez sur le pianiste et à nouveau, secondaire mais non mineur[9], et mémorable, dans Jules et Jim.

L’ami Jean-Louis Richard, coscénariste de trois films, prend visiblement du plaisir à jouer pour lui de petits rôles — c’est parfois pour une seule scène,  mais dans Le Dernier Métro, il campe un salaud[10] avec une belle conviction.

Si on le voit souvent résister à la suggestion d’adapter ceci ou cela, Truffaut est attentif — aux livres, remarqués ou pas, aux faits divers — à tout ce qui fait écho à son monde intérieur. S’il donne l’impulsion, qu’il s’agisse d’une adaptation ou d’un sujet original, il est fidèle au fil des années à ses partenaires d’écriture : Marcel Moussy, coscénariste et coadaptateur des Quatre Cents Coups, revient pour adapter Tirez sur le pianiste ; Claude de Givray, rencontré à l’époque des Cahiers du cinéma et de la revue Arts, sera le coscénariste des deux Doinel centraux[11], Baisers volés et Domicile conjugal. Une dizaine d’années plus tard, Truffaut expédie une carte postale géante à Givray et Bertrand Revon, le troisième larron de l’écriture de Baisers volés. En lisant, on comprend pourquoi le projet de « L’agence Magic » n’aboutira pas. « Je vous demande de concevoir chaque personnage comme s’il s’agissait de donner leur meilleur rôle[12] à cinq ou six grandes stars […] en réalité, nous choisirons des inconnus […], mais pensez, pour vous aider, que l’automate est Monty Clift, la mère, Joan Crawford, la fille, Isabelle Adjani, le beau-père, Herbert Marshall (en moins distingué) […] plus deux ou trois très bons rôles, candidats à l’Award du best supporting actor. […] Il faut obtenir une histoire serrée, une tragédie dans un background dérisoire. » J’imagine la tronche effarée des deux gars, même quand il insère cette notation, typique de son esthétique cinématographique : « N’écrivez pas une scène pour caser un détail, mais groupez dix détails dans une bonne scène, même si elle doit être longue. »

Il laisse les deux compères, munis de ces modestes « suggestions », avec ce souhait facile à satisfaire : « J’espère tellement lire en septembre un bon script presque parfait. » Il faut croire qu’ils n’ont pas réussi. Va savoir pourquoi…

Jean Gruault, également partenaire d’écriture de Rivette, Godard et Resnais, et l’un des rares qu’il tutoie, coécrit trois films avec Truffaut, sans compter plusieurs projets qui n’aboutissent pas. En juin 1983, à quelques mois de sa mort, il lui écrit pour l’encourager à accélérer le rythme : « Inspire-toi de Balzac, enfile une vieille robe de chambre, absorbe trente cafés par jour, en sorte de pouvoir inscrire le mot “fin” quelques heures avant le bal du 14 juillet de la villa Rimbaud. »

Son ami l’écrivain Daniel Boulanger, coscénariste ou dialoguiste de plusieurs films, mais avec qui il n’a jamais écrit, fait des apparitions, parfois muettes, dans trois films, de La Mariée était en noir à Domicile conjugal.

Un des aspects les plus sympathiques de la personnalité de Truffaut est la considération qu’il porte à ses collaborateurs — et sa disposition à les aider à évoluer, plutôt que de les cantonner dans la fonction où ils le servent. Ainsi de la fidèle Suzanne Schiffman, d’abord scripte, puis assistante avant de devenir coscénariste et coréalisatrice.

De même Truffaut accompagne-t-il vers l’autonomie créative deux de ses assistants : assistant à la mise en scène et acteur (L’Enfant sauvage, Une belle fille comme moi, La Nuit américaine, L’Argent de poche), Jean-François Stéveninmènera une honnête carrière d’acteur avant de devenir réalisateur de plusieurs films de qualité.

Last but not least, c’est à l’école de Truffaut que Claude Miller, jeune directeur de production, apprend son métier. Si Godard a longtemps « oublié » l’aide que Truffaut lui avait apportée à ses débuts, Miller n’a jamais caché que le synopsis de La Petite Voleuse, un de ses plus grands succès publics, lui avait été donné par son ancien patron.

Truffaut/Hitchcock ?

La présence de Truffaut à l’intérieur de ses propres films est au début plus discrète encore que les légendaires apparitions de la silhouette de son idole Alfred Hitchcock dans les siens. C’est son écriture qui apparaît sur une enveloppe ; il prête sa voix à un invisible marchand de journaux ; s’il cède à son désir — ou surmonte sa peur — d’être acteur, c’est pour L’Enfant sauvage, et avec réticence, pour le rôle du professeur Itard qui tentera d’éduquer Victor sans étouffer sa personnalité. Il s’est à nouveau mis en retrait pour être la voix off des Deux Anglaises. Dans La Nuit américaine où il est un double de lui-même dans le rôle du metteur en scène Ferrand. Même ici il y a redoublement, car le film est un journal de bord de Ferrand/Truffaut dont la voix accompagne et commente le récit. C’est Ferrand qui parle et nous entendons Truffaut. Même s’il n’est pas à l’aise avec son corps, un point commun avec Jean Renoir, il est difficile d’imaginer un autre acteur que lui dans La Chambre verte, gros échec commercial, film grave et personnel où il n’a, visiblement, pas trouvé de « double » pour représenter son âme. Quand Spielberg qui l’admire l’engage pour le rôle du savant français dans ses Rencontres du troisième type, ce nouveau double l’amuse enfin et le met en vacances de lui-même : l’homme oublie qu’il parle mal anglais et l’enfant meurtri joue enfin.

Ces redoublements de toutes sortes l’accompagnent en réalité depuis le début.

Ils peuvent être anecdotiques et plus proches du running gag, comme la réapparition du « tapeur » (Jacques Robiolles) de Baisers volés dans Domicile conjugal ; a-t-il attendu entre deux films le passage de l’infortuné Doinel dissimulé sous un porche pour bondir à son passage, lui rappeler sa dette (« Je te dois bien cinq mille francs ? ») et en profiter pour le « taper » à nouveau en arrondissant au chiffre supérieur ? Deux ans, c’est long tout de même. Doinel, lui, s’est lassé et, effaçant sa dette, se débarrasse de lui. Robiolles fait une apparition (pas en tapeur) dans La Mariée, mais on ne le reverra pas dans L’Amour en fuite, le dernier de la série Doinel. Je pense à lui à chaque fois qu’une des cloches du quartier me demande comment je vais et me rappelle qu’une fois, je lui ai donné un billet. J’ai beau lui dire que j’ai oublié, sur un ton de plus en plus irrité, il revient à la charge. (Suite à propos de Godard au prochain épisode et fin au suivant.)

 



[1] Sauf peut-être Rivette dans Out One. Pour les Godard (sept films, dont Masculin Féminin), j’sais plus, faudrait que je les revoie, c’était au siècle dernier, tout ça. C’est loin…

[2] Hommage à « Captain Denis » Cellier, my main charlopathe chéri.

[3] Fun fact : Albert Rémy est mort à 51 ans, et Truffaut à 52. Oui, je sais, c’est comme ces stats bizarres qu’ils nous sortent parfois au foot et au base-ball — des coïncidences dans lesquelles le commentateur s’échine à injecter du sens alors qu’il n’y en a aucun.

[4] Le prononcer avec l’accent américain. Pas d’inquiétude, ça sonne à peu près comme « un genou ».

[5] À noter qu’il n’est pas seulement « l’homme de Truffaut ». Dans ses crédits de producteur apparaissent plusieurs bons films, comme l’excellent Des gens sans importance, cité ici récemment.

[6] C’est Truffaut qui souligne.

[7] Malgré son nom, tiré du Carrosse d’or de Renoir, cette société de production n’a pas toujours roulé sur l’or et Berbert a contribué à rassurer Truffaut dans les moments difficiles.

[8] Il s’agit de La Femme d’à côté.

[9] Pas facile de cohabiter à l’écran avec Jeanne Moreau dans sa première splendeur.

[10] Daxiat, le journaliste antisémite de Je suis partout que Bernard Granger (Depardieu) bat à coups de canne.

[11] Si l’on intègre bien le short Antoine et Colette après Les Quatre Cents coups, ils sont les numéros 3 et 4. Truffaut lui-même considérait ce petit film plus qu’un simple sketch de L’Amour à vingt ans, un de ces « films concepts » comme on n’en fait plus et où il côtoyait Renzo Rossellini — fils de Roberto dont le jeune Truffaut avait été l’assistant —, Marcel Ophüls, Wajda et le Japonais Shintaro Ishiara (connaissais pas cet écrivain et réalisateur devenu politicien — très à droite — et gouverneur de Tokyo). Il disait même regretter de n’en avoir pas tiré un véritable long métrage.

[12] C’est Truffaut qui souligne.