TRENTE NEUF MINUTES ET QUELQUES SECONDES

8 février 2011

« Les collines de l’autre côté de la vallée de l’Ebre étaient longues et blanches. Sur le versant il n’y avait pas d’ombre, pas d’arbres, et la gare était entre deux voies ferrées, au soleil. Tout contre la gare s’étendait l’ombre chaude du bâtiment, et un rideau en perles de bambou était suspendu au-dessus de la porte ouverte sur le bar, pour tenir les mouches à l’écart. L’Américain et la fille qui l’accompagnait s’assirent à une table à l’ombre, dehors. Il faisait très chaud et l’express de Barcelone arrivait dans quarante minutes. Le train s’arrêtait deux minutes à cette gare avant d’aller sur Madrid. »

C’est un début célèbre de Hemingway, celui de la nouvelle Hill like white elephants. La suite de l’histoire est, pour l’essentiel, un long dialogue entre ces deux personnages d’où l’information centrale est retenue, mais facile à déduire – on est reconnaissant à l’auteur du Vieil homme et la mer de ne pas nous l’écrire noir sur blanc. (C’est toujours compliqué, avec l’ellipse : on n’a pas forcément envie de relire l’histoire trois fois pour retrouver l’inflexion qu’on a ratée et qui nous donnait la clé ; mais quand c’est écrit avec des gros sabots on se récrie.)

En général, ce paragraphe est cité à cause de sa qualité « cinématographique » : on peut en effet facilement le traduire au cinéma en une succession de plans, du panoramique sur la vallée, la gare, puis du plan rapproché sur nos deux personnages qui s’asseyent. Ca y est : la fille peut parler et l’histoire commencer. C’est un bon exemple – mais moins spectaculaire, par exemple, dans ce domaine, que le début de l’Education sentimentale, où Flaubert emploie exactement le même procédé… sauf que le cinéma n’a pas encore été inventé.

D’autres commentaires insistent sur la valeur symbolique de la description, qui est censée évoquer je ne sais quelle problématique de fécondité ou de stérilité : ici l’on voit l’effet de la maladie infantile de l’analyse littéraire quand elle se transforme en psychanalyse de bazar. Passons !

Ce début est efficace pour une autre raison : c’est que cette brève description, réduite à l’essentiel, contient tous les éléments dont nous aurons besoin pour le reste de la nouvelle… Et il annonce sa durée. Ces collines que la fille (Jig) comparera bientôt à des éléphants blancs, ce rideau de bambou qui se soulève et redescend pour faire place à la serveuse, cette chaleur qui les englue – et jusqu’aux rails qui traversent la vallée et nous donnent une idée du temps qui s’écoule – de l’attente qui n’en finit pas alors qu’elle aura duré, comme l’histoire, trente-neuf minutes et quelques secondes.

Source: Nouvelles complètes de Hemingway (collection Quarto, Gallimard).