L’HOMME QUI S’EN VA

5 février 2011

Il fut mon premier éditeur. J’avais vingt ans à peine, j’avais écrit un livre en un mois, je ne savais ni que ça ne valait rien, ni que ça valait quelque chose. J’étais amoureux, ou je l’avais été, ou je l’étais encore – et tout ça à la fois… J’avais raté le Nouveau Roman et la déconstruction, je ne savais pas qu’il fallait attacher à des œuvres incompréhensibles des notices qui l’étaient encore plus. Et cet homme-là je ne le connaissais pas non plus, je n’avais rien lu de lui. Mon père, qui avait été son collègue à France Dimanche, me dit juste qu’il était timide et qu’il avait un « gros rire bête » – une expression qui me revint quand je l’entendis rire pour la première fois – car il aimait en effet à rire, surtout quand le crime avait été tragique. Le reste du temps il avait l’air assez triste. En quelques jours cet inconnu, Roger Grenier, accomplit avec beaucoup de naturel et de simplicité toute une série d’opérations magiques : j’étais un auteur publié.

Grenier vient de publier son xième livre. Je dis xième car c’est à en perdre le compte, et d’ailleurs je suis sûr que lui-même ne le tient pas. Cela s’appelle « le Palais des Livres », mais ce n’est pas à cause de ses lectures (ce sont de bonnes lectures) qu’il a m’a remué les tripes, c’est à cause de l’autoportrait en creux de l’homme que j’ai si peu connu et mal aimé, et dont le visage timide (et aussi, par endroits, le « gros rire bête ») me sont revenus dès les premières lignes, quand il parle des faits divers. Il paraît qu’il était si encombré de lui-même, si maladroit, si gêné, qu’on l’envoyait toujours couvrir les crimes les plus atroces… Et avec son regard embarrassé, sa présence effacée, il parvenait toujours à réunir les confidences familiales les plus intimes, voire à récupérer quelques photos d’un album caché.

La figure qui domine ce livre consacré aux livres, écrit par un auteur qui en a écrit beaucoup, est celle de Pascal Pia, l’ex-ami le plus célèbre de Camus, rédacteur en chef de Combat, et qui, écrit Grenier, « ne plaçait rien au-dessus de la littérature, si ce n’est le silence ». Tout au long de ce court essai, et quels que soient les thèmes abordés, ce silence revient, celui de Pia en particulier, comme un soupir dans une petite musique. Grenier, lui, a écrit et publié, « sans y attacher d’importance », et celui qui se définit comme un « scribe » se place lui-même bien au-dessous des géants qu’il cite, mais aussi de son maître silencieux.

Rien de moins autobiographique que ce livre d’admirations, où il nous donne pourtant des clés pour dessiner l’absence de sa vie. Ainsi de ce long et bouleversant passage d’un fragment de Dickens, où l’auteur de David Copperfield dit n’avoir jamais confessé la source de ses douleurs d’enfant. On n’entendra pas Grenier crier – pas le genre de la maison – ni même pleurer, ou gémir à voix basse.

Toutefois il ne se tait pas tout à fait – et dans ce presque silence donne des fragments de lui-même plus justes, plus touchants que les bavardes confessions – sans compter le déballage de l’autofiction, sur laquelle il a trois lignes d’une virulence qui ne lui ressemble pas. C’est son souvenir d’enfant d’une personne de sa famille quittant la table à la moindre querelle, laissant entendre à chaque fois que le but de sa promenade était le lit de la rivière ; c’est l’évocation en passant du jeune soldat qu’il fut en 1940, qui écrit les lettres des putains de Marseille ; c’est cet homme qui se promène dans la montagne suivi par un chien qui, soudain, le quitte, ou bien celui sur qui, sans raison, les jeunes Palestiniens jettent des pierres tandis qu’il se promène dans un cimetière de Jérusalem. Ce sont les hommes de sa vie – écrivains disparus, pour beaucoup oubliés déjà, mais qui ne le sont pas de lui, comme lui ne le sera pas de certains d’entre nous, non tant pour une œuvre qu’il n’édifia pas (« quoi faire d’autre ? »), mais pour cette qualité particulière de silence qu’il y avait en lui, pour cet inachèvement où il laissa sa trace, sans le chercher.

Ce sont des riens qui font un homme – les riens qui reviennent à la surface de sa rivière quand, mettant à sa fin la même discrétion qu’à son commencement, il s’en va.