Longtemps, la publication d’un livre m’a plongé dans un étrange état de suspension : impossible de travailler sérieusement, impossible d’interrompre le flot d’interrogations médiocres (a-t-il reçu les livre ? l’a-t-il aimé ?), impossible de rester, impossible de partir… J’ai vu cet état d’agitation permanente parkinsoniser des amis écrivains, dont l’éditeur avait le bon goût de les tenir informés, juré par juré, de leur état d’avancement dans les prix littéraires.
Il n’y a rien d’indigne à souhaiter le succès et à s’organiser en conséquence, mais alors il faut être logique avec soi-même et reconnaître que ce succès (critique, public, etc.) est partie intégrante de sa propre démarche. Or s’il se trouve peu de monde aujourd’hui pour écrire sub specie aeternitatis, on trouve bien des spécimens d’auteurs qui méprisent le « grand public » et écrivent « pour eux-mêmes » mais, le moment venu, transforment leur domicile en QG de campagne, leurs amis en émissaires de relations publiques et l’univers entier en une cartographie de leur soutiens avérés ou potentiels, de leurs ennemis révélés ou secrets. On n’a plus, alors, ni amis ni connaissances : on pratique le networking. On « écrit pour soi » mais, comme le dit à son éditeur ce délicieux personnage d’un dessin de Sempé, on s’équipe pour « pousser une longue plainte jusqu’à 300.000 exemplaires ».
Avec le temps je ne sais s’il m’est venu une véritable sagesse, mais je me sens en tout cas bien plus tranquille. Je prends ce qui m’est offert avec une réserve intérieure, mais sans refuser le plaisir : c’est parfois un mot qui touche juste, ou bien un regard – l’autre jour sur le plateau de Michel Field, ce jeune homme au beau prénom de Cesare qui avait partagé avec intensité les émotions de mon Rendez-vous de Saigon.
Quant à ce qui ne m’est pas donné, l’ignorance, une forme de mépris parfois, ou encore la désinvolture… j’ai l’impression que cela s’éloigne : non seulement je n’y peux rien (ou bien je suis incapable de faire ce qu’il faudrait, peut-être, pour y mettre fin : cela revient au même), mais je m’en contente. Je ne prétends plus l’ignorer mais cela ne me met pas en colère : c’est ainsi. J’ai vécu si longtemps dans une forme de « clandestinité » littéraire qu’elle m’est comme une deuxième peau qui me protège et où je me cache – pour vivre et travailler.
Et puis j’ai trop à faire avec mon agitation intérieure, avec ma tendance à la fragmentation, pour pouvoir me permettre de céder à celle du monde.