Trois « cas » du cinéma français :
1 : Jean Grémillon, ou tout est bien qui finit mal
En cette fin d’année, les éditeurs de DVD proposent leurs coffrets. Pourquoi pas ? Pour moi qui n’ai à vendre, je vais revenir en deux posts sur des cinéastes bien différents, mais dont je vois ou revois les films avec intérêt, plaisir, fascination parfois, trois outsiders,trois, solitaires, trois inclassables, trois cas : Jean Grémillon ouvre la marche et il sera suivi d’Henri-Georges Clouzot et Jean-Pierre Melville, que j’ai « mariés » sans leur accord pour un post spécial « film noir ».
Dans sa Correspondance, François Truffaut ne cite Jean Grémillon qu’une seule fois, en passant, dans une short list de metteurs en scène français pour lesquels il a peu de considération. Pas un Grémillon dans Les Films de ma vie, où figurent pourtant deux films d’Autant-Lara, d’ailleurs excellents, La Traversée de Paris et En cas de malheur. Comment un cinéaste à l’oeil aussi aiguisé que le jeune Truffaut a-t-il pu passer à côté de Gueule d’amour, L’Étrange Monsieur Victor, de Remorques, de Lumière d’été ou de Pattes blanches ? Je ne mentionne pas Le Ciel est à vous, avec le génial Charles Vanel, souvent cité comme un de ses plus grands films, parce que je ne l’ai jamais vu alors que j’ai vu (presque) tous les autres, y compris son premier, Maldone, un muet de 1928 où le rôle masculin principal est tenu par Charles Dullin, une des figures légendaires du théâtre français, ami du jeune Grémillon et d’ailleurs producteur du film : Charles Dullin.
Je suis surpris et un peu déçu par cette ignorance de mon cher François, qui pouvait être aussi généreux dans ses jugements, quand il aimait, que cruel, quand il n’aimait pas. Comment n’a-t-il pas ressenti que bon nombre de leurs préoccupations étaient communes, y compris une dimension mystique présente chez Grémillon du début à la fin – et qui ne s’exprime que tardivement chez Truffaut (dans la Chambre verte) ? Comment n’a-t-il pas vu que Grémillon, à part quelques films de commande, c’était du putain de cinéma ?
D’abord il y a chez Grémillon cette double focale que l’on trouve chez quelques-uns seulement des plus grands, comme Kurosawa, John Ford ou Jean Renoir à son meilleur : sa caméra nous découvre un espace large, un paysage vaste, mais elle sait aussi traquer la lumière grise d’un intérieur, l’inquiétude ou les tourments d’un visage humain. Sauf de rares exceptions, le cinéaste est aussi à l’aise dans les scènes d’intérieur que dans la rue ou au grand large, dans les scènes d’intimité entre deux personnages que dans les scènes d’action. Pour les bagarres, c’est pas John Ford, mais les tempêtes de Remorques ou de L’Amour d’une femme sont convaincantes ; l’opération chirurgicale menée en urgence par Marie Prieur (Micheline Presle) dans un phare vers la fin de ce même film est à la fois d’un réalisme digne d’Urgences et chargée d’un sens symbolique puissant .
L’engagement d’un dégagé
Même si Grémillon est classé « à gauche », son angle politico-social n’est pas bêtement « antibourgeois ». Il montre avec autant de sympathie et de compréhension des châtelains (Paul Bernard dans Lumière d’été puis dans Pattes blanches), des boutiquiers (Raimu dans L’Étrange Monsieur Victor), un travailleur de la mer (Jean Gabin dans Remorques), ou un modeste ingénieur des mines (Georges Marchaldans Lumière d’été). Ses déclassés (Pierre Brasseur, artiste peintre alcoolique dans Lumière d’été, Madeleine Renaud ex-danseuse à l’opéra, dans le même film, le tout jeune Michel Bouquet, fils bâtard d’un aristocrate et d’une servante dans Pattes blanches) ne sont jamais caricaturaux, les voix des ouvriers sonnent juste, celles des voyous aussi.
Un cinéaste des temps modernes.
Pétri de culture classique (artistique, musicale, littéraire), musicien lui-même (pour payer ses études, il jouait du piano au Max Linder en accompagnement des muets), Grémillon est à l’aise dans le monde moderne, qu’il filme à sa façon : la vie des sauveteurs en mer, celle des ouvriers à l’oeuvre sur un barrage (Lumière d’été) ou un pont (L’amour d’une femme) ne sont pas de simples toiles de fond – un beau décor – pas plus qu’elles ne sont le point de départ d’un cinéma platement militant. C’est le monde de ses contemporains, montré avec le souci de précision du documentariste qu’il est par ailleurs, mais il sait aussi l’harmoniser avec son monde intérieur, débordant de préoccupations spirituelles, de l’obsession de la mort. C’est Grémillon lui-même qui prête sa voix au prêtre méditant à haute voix devant la tombe de la vieille institutrice (Gaby Morlay) dans L’Amour d’une femme ; pour doubler l’acteur italien qui incarne le prêtre il aurait pu demander à n’importe quel comédien français, mais il se choisit, lui, non avec le plaisir narcissique d’un Guitry, mais avec la réticence et le sentiment d’obligation intérieure qui animeront Truffaut quand il interprétera lui-même les rôles du médecin dans L’Enfant sauvage et du solitaire misanthrope dans La Chambre verte.
Où sont les femmes ?
À la vieille garde du cinéma français, Truffaut a reproché avec une vigueur parfois extrême de proposer des femmes des images limitées, caricaturales. Or, un peu comme chez Truffaut, elles sont souvent chez Grémillon « l’homme de la situation ». Elles existent autrement que comme types : la belle gitane de Maldone est une femme libre qui oriente de façon décisive le destin de son héros bien nommé ; l’épouse délaissée (Madeleine Renaud dans deux films),la salope ou vilaine fille dévergondée (Mireille Balin dans Gueule d’amour – ah, ces longues jambes, ces mollets vibrants ! – Viviane Romance dans L’Étrange Monsieur Victor), la femme fatale (Michèle Morgan dans Remorques),l’ingénue (Madeleine Robinson dans Lumière d’été – et même une nouvelle figure, la working woman (Madeleine Renaud encore, aviatrice passionnée dans Le Ciel est à vous,Micheline Presle dans le dernier film de fiction du réalisateur, L’Amour d’une femme) – et j’en oublie.
Et les enfants ?
Un des autres reproches de Truffaut à ses prédécesseurs du cinéma de qualité, c’est l’absence des enfants. Il faut bien reconnaître que cette remarque peut s’appliquer à la plupart des films de Grémillon. Les deux petits garçons de L’Etrange Monsieur Victor ont leur place, mais à l’arrière-plan : « petits rôles » qui, hors quelques scènes (pas forcément les meilleures du film) restent en retrait. Les enfants de Pattes blanches font penser à ceux qui terrifient Victor, l’enfant sauvage : masse indistincte et cruelle.
Comme Renoir et Truffaut, Grémillon aime ses acteurs/trices, et il écrit (ou fait écrire) et tourne sa caméra pour les mettre en valeur d’une façon inhabituelle et juste : quand il reconstitue le couple mythique de Quai des brumes, tant le personnage joué par Gabin que celui de Michèle Morgan sont totalement paumés, ils ne savent plus où ils en sont dans une situation qui les dépasse et nous ne pouvons qu’être touchés, émus par la faiblesse humaine, le désarroi qui affleure derrière leurs allures de machines à séduire. Quant à Raimu, monstre entre les monstres, il fallait de gros cojones au jeune Grémillon pour faire tourner, dans le décor de sa ville natale, à l’un des acteurs fétiches de Pagnol un rôle profondément ambigu où la jovialité légendaire du Toulonnais était utilisée pour maquiller les failles et les contradictions d’un personnage certes haut en couleur, mais finalement assez déplaisant.
J’ai dit pour commencer que Grémillon, c’était du cinéma : comment oublier les magnifiques travellings qui campent le décor urbain, maritime ou naturel sans jamais rester simplement anecdotiques ou simplement descriptifs : si la caméra suit une route de montagne ou s’attarde sur les installations d’une équipe de déminage, c’est avec une intention encore secrète, mais qui apparaîtra tôt ou tard ; il en est de même pour les travellings avant ou arrière qui accompagnent les personnages ; comment oublier le jour qui frise à travers les persiennes, ces bandes d’ombre et de lumière qui découpent les personnages ?
Truffaut reprochait au cinéma de qualité estampillé tradition française de ne pas raconter d’histoires d’amour crédibles. Les tortures que vivent les personnages de Grémillon, hommes (Dullin vagabond, Gabin vulnérable, Brasseur à la dérive) ou femmes (pauvre Madeleine Renaud, si souvent appelée à souffrir des hommes, Micheline Presle écartelée entre l’amour d’un homme et la passion de son métier, Gaby Morlay, la vieille institutrice du même film qui, ayant donné sa vie à des enfants qui n’étaient pas les siens, n’en reçoit ni reconnaissance ni amour), n’ont rien d’artificiel : elles nous rappellent que comme dans la chanson des Rita Mitsouko, les histoires d’amour finissent mal, en général. Ainsi des films de Grémillon où le happy end est rare, mais qu’on incite Truffaut à se faire projeter dans le cinéma de la Voie des Lumières ouvert 24 heures/24 où il réside désormais – et pour l’éternité.