Anciens temps
Je suppose que, à l’époque où nous étions venus nous installer en famille à New York, en 2004, les anciens du quartier ne reconnaissaient déjà plus le Chelsea de leur jeunesse. Avaient-ils eux-mêmes vu des traces du verger autrefois cultivé par son fondateur légendaire ? Il n’en restait déjà plus, comme aujourd’hui, qu’un nom sur une plaque à l’entrée d’un petit jardin-square où, avec d’autres parents, nous avons organisé des chasses aux oeufs de Pâques pour les enfants. Clement Clarke Moore, poète, professeur de théologie et opposant vigoureux de Thomas Jefferson, était propriétaire d’une vaste demeure et de terres occupant la surface d’un bloc entier. Tout en contestant les impôts qu’un État fédéral envahissant (déjà !) prétendait lui imposer, il fut un habile spéculateur immobilier, morcelant son domaine pour le vendre en parcelles. En bon chrétien, Moore compléta ses sages et lucratifs principes d’économie d’un versant bon chrétien lui assurant le win-win : riche ici-bas, il augmenta ses chances d’entrer par la porte étroite au royaume des cieux en faisant don de son énorme verger de pommiers au Grand Séminaire de Théologie : cette générosité bien dirigée permit à l’institution d’y édifier les bâtiments en faux gothique que l’on peut voir aujourd’hui se dresser autour d’un parc ombragé où je n’ai jamais pénétré.
Rares également, déjà, devaient être les traces de la présence des dockers qui avaient déchargé les cargos amarrés sur les quais du tout proche Hudson, rares les ouvriers, les manutentionnaires travaillant dans les entrepôts alignés le long des docks. De tout cela ne restait que la voie de chemin de fer désaffectée par laquelle les marchandises circulaient, celle qui a aujourd’hui été transformée (plutôt heureusement) en la promenade plantée de la High Line.
S’ils étaient assez âgés – comme notre voisine Lilian qui approchait du siècle -, ils avaient pu apercevoir Mary Pickford, partenaire de Charlie Chaplin et héroïne du cinéma muet, au cours d’un des nombreux tournages qui se déroulèrent dans le quartier avant et juste après la Première Guerre mondiale.
Ils avaient vu l’arrivée des artistes désargentés qui avaient installé leurs ateliers dans certains des entrepôts abandonnés et qui, tel Willem de Kooning, ayant acquis toiles et matériel, n’avaient pas les moyens de se chauffer.
Ils avaient connu le Chelsea Hotel, croisé Bob Dylan peut-être, Leonard Cohen, Patti Smith et son ami, le photographe Robert Mapplethorpe, Lou Reed et les troupes bigarrées d’Andy Warhol en quête de l’infini ou du « quart d’heure de gloire » promis par le roi du pop art.
Le punk anglais était né à New York. Comme le rap plus tard, il ne faisait pas parler de lui seulement aux pages Arts des journaux, mais à la rubrique criminelle. Quelques-uns de ses drames s’étaient déroulés au coin de la rue. Nos voisins avaient suivi les affaires dont les journaux populaires (le New York Post et le Daily News) faisaient leur une ou leur dernière page – comme les accusations du meurtre de sa petite amie contre Sid Vicious, le bassiste chanteur des Sex Pistols.
Ils avaient, nos vieux voisins, connu les années junkie, quand on voyait des jeunes gens aux veines épuisées se shooter à l’abri d’un échafaudage et que des seringues usagées gisaient aux angles morts des caniveaux, quand on frémissait d’entendre des pas dans son dos de peur d’être attaqué au couteau pour quelques dollars convoités par un drogué en manque.
Ils avaient vu l’arrivée des gays en quête de lieux retirés pour les étreintes furtives et clandestines qui étaient leur lot. Ils avaient connu les années sida.
Les arrivants plus récents se souvenaient du 11 septembre 2001, de la fumée, de l’odeur de mort qui montait par les avenues, de l’effrayant concert de musique concrète donné par les voitures de pompiers et les ambulances.
Half way up on the left handside
« À gauche, à mi-chemin entre les deux blocs », c’est ce qu’il faut préciser au chauffeur de taxi, car notre home new-yorkais est en plein milieu du bloc séparant la 9e avenue de la 8e.
Lorsque, trois ans après le double attentat du World Trade Center, nous y posâmes nos valises, la ville n’était plus en deuil. La célèbre énergie new-yorkaise avait repris le dessus. Les arcs-en-ciel fleurissaient dans les devantures des boutiques et des enseignes nouvelles prenaient possession des blocs : passé la stupéfaction d’avoir cinquante chaînes de télé au lieu de sept, on allait louer ses vidéos chez Blockbusters, à deux minutes à pied ; pour les films plus anciens ou plus « arty », on les trouvait sur la 9e avenue, chez Alan’s Alley, une caverne d’Ali Baba où, en plus des DVD des nouveautés, s’entassaient des milliers de cassettes vidéo. Si on ne trouvait pas son bonheur dans les bacs, des vendeurs qui avaient tout vu allaient dégoter le titre rare au fond de la caverne. Pendant notre séjour, nous entendîmes parler d’une petite entreprise californienne qui louait des films par correspondance- vraiment une idée à la con. Ce Netflix n’irait pas loin.
Pour la nourriture, passé la découverte du miraculeux take out delivery proposé par tous les restaurants, nous allions faire nos courses chez Gristedes, le Monop local, ayant recours en cas d’urgence à l’un des nombreux delis où l’on trouvait aussi les journaux et magazines si on ne s’était pas abonné ou si on ne les avait pas achetés au newsstand du coin de la 23e rue et de la 8e avenue, à deux pas des deux ensembles de cinémas du Chelsea Clearview, l’un programmant les « gros films » et l’autre des films plus indépendants.
Il y avait les bus scolaires jaunes, les taxis jaunes, un arrêt du A train du standard de jazz : c’était « New York, New York », comme dans la célèbre chanson du film.
En relisant Moby Dick (en anglais pour la première fois), je compris d’où venait le drôle de nom du café dont le nom apparaissait à tous les coins de rue et qui vendait à des prix insensés des pâtisseries acceptables et un expresso moins dégueulasse que le traditionnel jus de chaussettes américain : pourquoi avoir choisi Starbuck, le second du capitaine Achab, plutôt que Queequeg, Tashtego ou Daggoo, les harponneurs du Pequod ? Heureusement je découvris à deux pas du commissariat voisin l’antenne locale d’une petite chaîne new-yorkaise : très vite je devins un habitué du café Grumpy, dont le caissier, me voyant approcher, répondait à mon hello par un « Cappucino and lemon loaf ? » qui était plus une vérification qu’une vraie question. C’est chez Grumpy, où l’accueil selon les jours et ses équipes, pouvait être grumpy (grincheux) ou jolly (jovial) que je vis apparaître de jeunes personnes de genre difficile à identifier. Évitant les young man ou les miss que ma séniorité m’autorise, je me bornai à un dear unisexe. C’est aussi chez Grumpy, un dimanche matin, que je tombai sur un ami qui sirotait son café en lisant son journal ; comme je lui demandais si son plus jeune fils allait maintenant à l’université, il eut cette phrase prononcée sur un ton très neutre : « He is now a she. » Ainsi reçus-je ma première initiation au monde moderne, et appris-je la naissance du « iel », ainsi que la nature transitoire des vieilles catégories, les « il » et les « elle ».
Des parents rencontrés au bord du terrain de foot où notre aîné, six ans, jouait, devinrent de bons copains, et certains des amis pour la vie. Il y avait un vendeur de chaussures équatorien, un chef comptable anglais, une petite danseuse et chorégraphe et son mari, un grand gaillard, traiteur de son métier ; aussi furieusement fans des Yankees, que mes amis de Fontvieille Yohann et Fanny le sont de l’OM, ils offrirent à notre plus jeune fils sa première casquette des Bronx Bombers ; il y avait un poète journaliste uruguayen, deux ex-Yougoslaves – l’un bosnien et concierge, l’autre serbe et « tradeuse » -, un coiffeur français qui, né « Jacques » du côté de Nice, était devenu « Sacha » en débarquant entre Hudson et East River. Les matches des gamins étaient une expérience : à Brooklyn, les parents de nos adversaires pour réveiller leurs minots les incitaient à marcher sur les nôtres et les insultaient en espagnol. Un terrain du quartier grec du Queens était coincé entre une centrale électrique Con Edison et une petite usine de traitement des poulets : pas de vestiaires, pas un banc, ni un abri, et des plumes flottant à la surface d’un champ où trois brins d’herbe grise survivaient entre les mottes de terre. Côté chic, lorsque nos petits de Chelsea Piers jouaient contre les rivaux locaux de Downtown United, leur attaquant vedette avait un supporter chaud bouillant – son papa, le metteur en scène Spike Lee.
Le dimanche, on allait vers la 11e avenue explorer les galeries d’art maintenant installées dans les anciens ateliers d’artistes aux loyers devenus inabordables, et jusqu’au bord du fleuve, entre les deux dernières boucheries en gros, dans les entrepôts désertés. Au retour on s’arrêtait pour un brunch à Empire Diner, un vieux diner toujours installé dans un wagon ; nous essayions les nouveaux restaurants, italiens, japonais, thaïs, et nous évitions le vieux diner le plus proche de chez nous, où nous avions cru mourir d’excès de gras sur une seule assiette d’oeufs brouillés au bacon. Miraculeusement, l’infect Dish restait ouvert.
Sur la 9e avenue, j’étais le seul de la famille à apprécier un italien, non tant pour sa cuisine – au mieux passable – que pour l’accueil que m’y réservaient ses managers successifs (Luis, un Mexicain, puis Rodolphe, un Français, et Bobbie, une Italo-Américaine) et ses serveurs Haji le Sénégalais, Denise la Monténégrine, Maria l’Argentine ou Paulin le Centrafricain. J’y donne rendez-vous à un vieux pote : c’est toujours ici qu’on se retrouve et j’arrive tôt pour avoir le temps de « catch up » avant son arrivée. Terrasse vide où traînent trois chaises. La porte extérieure ouvre encore, mais la porte intérieure est verrouillée – aucune trace d’activité.
Passant devant la boulangerie française La Bergamote que je n’ai jamais beaucoup appréciée (pâtisseries inégales, prix élevés, accueil limite aimable), je remonte d’un bloc : le Gamin était mon bureau annexe. Décor faux French où l’on s’attend à voir apparaître Jean Gabin avec une toque sur la tête, cuisine de brasserie correcte, je blaguais avec Mario, le cuistot, et les trois serveuses françaises : l’une rêvait de percer dans la mode, la deuxième travaillait là six mois de l’année pour voyager en Inde le reste du temps ; la troisième, la moins jolie, se voyait une carrière dans le cinéma. Le Gamin, pour d’obscures raisons de concurrence avec un autre Gamin, situé dans Greenwich Village celui-ci, fut contraint de changer de nom et prit celui de sa patronne, une Irlandaise qu’on aurait dit sortie des films « irlandais » de John Ford : en voyant le doux sourire de Grainne, on n’aurait su quel rôle lui attribuer dans une scène de bagarre généralisée : serait-elle celle qui encourageait les combattants à cogner un peu plus dur, ou celle qui sauterait dans la mêlée pour offrir une tournée générale en vue du rétablissement de la concorde ? Il me semble que les deux éventualités l’eussent amusée, quoique Grainne’s fût un lieu paisible où l’on pouvait sans être incité à consommer encore, passer la matinée à boire un cappuccino et où, l’acteur Ethan Hawke, déjà une star du cinéma et du théâtre à l’époque, pouvait rester sans être dérangé, qu’il soit seul à lire un script ou qu’il ait un rendez-vous professionnel.
Je retourne chez Grainne. Décor inchangé, plus de serveuses françaises, Ethan Hawke a déménagé (à Brooklyn je crois) depuis des lustres, et pas de signe de Grainne elle-même.
Je repense à l’acteur : nous l’avons vu jouer le rôle de Bakounine dans la mise en scène américaine de la superbe pièce de Tom Stoppard The Coast of Utopia. Si je l’avais croisé chez Grainne le lendemain, aurais-je osé le féliciter ou même lui dire mon admiration pour un acteur capable de refuser des rôles importants (et très bien payés) au cinéma par amour du théâtre ? Je ne crois pas.
Tous en scène
Au théâtre, sur Broadway ou ailleurs, nous allions plus souvent qu’à Paris. Hawke n’était pas le seul à y prêter son talent ; au fil des années, nous avions vu Al Pacino, Shylock génial dans Le Marchand de Venise,Denzel Washington, un Brutus d’une prestance incontestable, mais mal à l’aise (c’est rien de le dire) avec le texte de Jules César,et – last but not least – Philip Seymour Hoffman dans Mort d’un commis voyageur, une pièce que je n’adore pas, mais où il apportait à une belle mise en scène sa présence inquiétante d’homme ordinaire, banal, médiocre même. Nous étions déçus parfois, car les critiques new-yorkais sont prompts à crier au génie. Plus récemment, j’avais couru voir Mary Louise Parker (j’étais un peu tombé amoureux d’elle en la découvrant dans The West Wing, puis dans Weeds). Déception. Quoiqu’elle fasse partie de ces actrices dont on dit bêtement qu’elles ne vieillissent pas alors qu’elles vieillissent, oui, mais bien, la pièce dont elle est la star, The Sound Inside, n’est pas mal, mais pas à la hauteur des rave reviews qu’elle a reçues. Quand on discute théâtre avec nos amis locaux, j’ai presque peur de la phrase « Il faut absolument y aller, c’est formidable ». 1. – Il y a toutes les chances, si le spectacle est sur Broadway, que les places soient à 150/200 dollars l’unité, ce qui 2. – va vous énerver encore plus si, écrasés d’ennui, vous partez à l’entracte. Vive la différence culturelle européenne : deux des meilleures pièces que nous ayons vues à New York depuis quinze ans, la première et la dernière, venaient de la vieille Europe.
En 2004, ayant constaté que nous habitions en face d’un théâtre, l’Atlantic, nous avons tenté notre chance. En cours de représentation nous nous sommes rendu compte que The Bald Soprano n’était autre que la célèbre Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco. Notons au passage, l’Atlantic ne nous a jamais déçus – même pas le jour où une représentation d’une comédie musicale assez déjantée a dû être interrompue parce qu’il pleuvait sur scène. Pour en finir avec l’Europe, la Lehmann Trilogy qui triomphe actuellement dans un des plus grands théâtres de Broadway est l’adaptation en anglais d’une pièce italienne de Stefano Massini dont la première mondiale a été donnée à Saint-Étienne en 2013, puis à Milan, Londres, et maintenant New York.
Se perdre
New York est un des meilleurs endroits au monde où se perdre – qui reste la meilleure façon de découvrir une ville. Je m’y suis perdu à pied, à vélo, en métro et en « car service », des temps préhistoriques où ni Uber, ni Lyft n’existaient ; notre chauffeur russe, complètement perdu dans Brooklyn, n’arrivait pas à retrouver le pont de Brooklyn pour nous ramener à Manhattan ; paniqué, il appelait son superviseur pour lui demander (en russe) une aide qu’il ne pouvait lui fournir. Mrs T. mon épouse était un peu énervée et il n’arrivait à émettre que des « What’s your problem what’s your problem ? » aussi agaçants qu’imbéciles – car il était évident que nous avions le même problème : retrouver le bon chemin. Provoquant l’admiration de mon épouse, j’ai ressorti du tréfonds de ma mémoire les vingt-quatre mots de russe nécessaires pour lui dire d’arrêter de nous prendre pour des cons ; profitant de l’arrêt à un feu rouge je suis allé toquer au carreau de l’automobiliste précédent, qui nous a guidés jusqu’au pont.
De la même façon qu’il arrive encore qu’on rencontre un chauffeur de taxi parisien né à Belleville, j’engageai pour un court trajet la conversation avec une pleasingly plump chauffeuse black née dans le Bronx. Le reste du temps, quoiqu’ayant vite adopté le type de conduite agressive et les habitudes vociférantes des locaux, nos rides parlaient (mal, vite) l’anglais avec un accent (russe, français, ourdou, chinois) et comprenaient mieux mon anglais de Frenchie que celui de ma femme, née à Londres, raffiné dans une pension anglaise, puis à Oxford.
Les jours de neige, mon ami Thorner – fils d’un soldat africain-américain de l’Alabama et d’une Allemande et donc originale combinaison de cool black et de raideur prussienne – et moi nous emmenions nos fils à Central Park : dans le métro nous n’étions pas les seuls papas à trimballer gamins et luge. Là-bas, ayant choisi la colline la plus enneigée et la plus pentue, nous remontions inlassablement, le souffle de plus en plus court, les luges sur lesquelles nos garçons avaient dévalé la pente en quelques secondes.
Les livres, nous les achetions dans une librairie indépendante de la 10e avenue, au grand Barnes and Noble d’Union Square, voire dans le grand Virgin Megastore qui, au sud de la place, avait remplacé le Tower Records où, vingt-deux ans plus tôt, lors de ma première visite à New York, j’avais déniché des vinyles qu’on ne trouvait pas en France. Je poussais jusqu’au Strand, la grande libraire d’occasion de Broadway, où j’allais au top floor regarder les éditions rares.
Mon copain d’école Danny, peintre qui gagnait sa vie en vendant des tee-shirts, m’emmenait dans de longues déambulations au Met, au MOMA, au vieux musée Whitney, au musée d’art austro-allemand qui était interdit aux enfants (l’est-il toujours ?) à cause des salles de dessins érotiques, voire pornographiques, de Gustav Klimt, ou bien dans des cinémas d’art et d’essai du Lower East Side pour une rétrospective des films d’Andrei Tarkovski ; lorsque mon ami et voisin parisien Bruce, natif de Chicago, revint s’installer à New York, je l’accompagnai dans sa recherche d’une galerie pour exposer ses oeuvres. Assises désoccupées derrière un comptoir inondé de listes indiquant les prix démentiels d’oeuvres effarantes de laideur, des jeunes filles si maussades qu’elles auraient pu être parisiennes nous expédiaient aux pelotes dès qu’elles comprenaient que nous n’étions pas là pour acheter. « Nous n’examinons les nouveaux artistes qu’une fois par an », nous asséna l’une d’entre elles aussi peu gracieusement que possible, « et ce n’est pas aujourd’hui ». Nous nous le tînmes pour dit et partîmes la queue entre les jambes. Heureusement, mon ami trouva une galerie dans Soho et un mécène qui lui offrit un vaste espace pour installer son atelier. En lui rendant visite au 14 de Wall Street, plus que l’air de la faillite imminente des subprimes, je respirai celui qu’avait respiré Herman Melville, ex-jeune auteur à succès, écrivain oublié de son vivant devenu inspecteur des douanes.
Seul je partais me perdre dans de longues courses vers Battery Parket la pointe de Manhattan, ou d’interminables déambulations d’ouest en est, mettant à profit mon manque absolu de sens de l’orientation pour m’égarer – à part dans Greenwich Village, il est difficile de se perdre à New York, mais si j’y parviens à Arles ou à Fontvieille (3 000 habitants), dont je connais chaque rue depuis l’enfance, je peux y arriver n’importe où.
Les trottoirs de New York n’étaient pas conchiés comme ceux de Paris, malgré l’apparition de ces nouveaux intermittents du spectacle des rues : les dog walkers, qui, payés au chien/heure, promenaientjusqu’à cinq chiens en même temps ; on n’y croisait pas comme à Paris des cyclistes, mais déjà les premiers exemplaires de cette espèce destinée à conquérir le monde, le smombie qui marche ou même court en regardant non les passants ou les obstacles, mais son téléphone.
J’avais un petit bureau au sommet d’une longue volée de marches et ma fenêtre donnait sur la cour de récréation de PS 11, l’école publique voisine. J’écrivais au son des enfants qui jouaient, des ballons qui rebondissaient – à l’occasion, d’un porte-voix appelant les enfants au calme quand les cris tournaient aux hurlements et les jeux à la bagarre.
Instruit par mon ami John, j’avais attrapé le virus du baseball et si je n’avais pas de season ticket pour aller à Yankee Stadium, j’étais familier des différentes options en métro ou en train pour me rendre 161e rue encourager mes Bomberschéris. Notre voisin et proprio, qui venait parfois boire avec moi une limonade, avait remarqué ma passion. Assez timidement il me demanda si j’étais d’accord pour l’emmener voir un match. Ainsi les fans locaux eurent l’occasion d’écouter la « leçon de baseball » donnée par un Français qui en savait à peine plus que son élève américain.
Le week-end, selon la saison, on louait une voiture avec Thorner pour aller skier à Hunter Mountain, ou on prenait le train en famille, invités par des amis dans leur cabine au bord d’une plage de Long Island.
Quand je prenais l’avion vers Paris pour voir ma mère ou mes plus grands enfants, la Ville lumière me semblait une maquette, ses immeubles des maisons de poupée. Nous avions une vie new-yorkaise avec des amis new-yorkais, nous nous tenions à distance des expats français. To make a long story short, au lieu de l’année prévue au départ, nous restions, nous restions et c’était notre vie : le jeune couple qui habitait la petite et charmante carriage house au fond du jardin était parti et Mrs. T en avait fait les bureaux de la filiale américaine de son agence/maison d’édition française. J’écrivais en anglais et participais même à de petits événements littéraires locaux, lectures, rencontres. Mon accent français s’effaçait, je rêvais en anglais. Que cette vie que nous aimions ne fût pas la vie, nous en prîmes conscience le jour où l’aîné de nos garçons, entendant un feu d’artifice, s’exclama : « Mummy, daddy, les Irakiens nous bombardent ! » Après l’avoir rassuré sur le fait que personne ne bombardait personne, nous réfléchîmes : ce « nous », c’était « nous les Américains » ; or nous n’étions pas américains, mais européens ( une Anglaise et un Français en Europe sont violemment anglais et français, aux États- Unis ils sont européens) et il nous importait que nos garçons, tout en se sentant at home ici, ne se coupassent pas de leur Europe natale ; pour les Irlandais, les Italiens, les Juifs qui avaient fui l’Europe, chassés par la misère ou les persécutions, ils avaient le plus souvent rompu avec un passé douloureux ou un présent impossible – il en était de même pour les Haïtiens, les Syriens, les Cubains, les Pakistanais qui débarquaient ici. Notre exil n’avait pas été forcé, il avait été le choix de vivre autre chose. Nous pouvions apprendre mais n’étions pas condamnés à oublier. Notre cadet n’avait pas encore quatre ans. Né à Paris, son éveil à la vie s’était fait à New York ; il comprenait le français que je lui parlais, ayant choisi de lui transmettre ma langue maternelle, au contraire d’un ami français qui ne parlait qu’anglais à son fils franco-américain ; il n’en disait que quelques mots, mais n’avait pas encore formé de ces attachements personnels qui lui rendraient le retour à Paris difficile ; il n’en était pas de même pour son aîné, âgé de huit ans, qui avait ses amis d’école, et de l’équipe de foot et qui exprima sa fureur à la perspective de quitter tout cela.
C’était il y a quinze ans. Lorsque nous revenons à New York, passé le policier plus ou moins accueillant qui nous demande le but de notre visite et la durée précise de notre séjour, nous nous sentons chez nous ici aussi, d’autant que nous habitons « à la maison », je pars me promener dans le quartier et je regarde, je renifle.
Qu’est-ce qui change ? Qu’est-ce qui reste ?
L’enseigne du Dish demeure et – pour l’instant – sa devanture – mais une lettre à ses clients collée dans la vitrine les informe de sa fermeture définitive – ce que les paniques du 11 Septembre et de l’ouragan Sandy n’ont pas réussi, le Covid l’a accompli.
À cette exception près, les mauvais restaurants sont tous là, alors que les pas si mauvais – à commencer par cet indien qui proposait des dosai (les crêpes typiques de la cuisine du sud de l’Inde) plus que correctes – ont disparu, exilés par les impossibles loyers. Idem pour Appellation, le caviste de la 9e avenue – passé le moment où j’avais dû dissiper ses illusions sur mes qualités d’oenologue (certes le Français a la réputation d’être râleur et pas aimable, mais côté plus il y a le glamour du French lover homme ou femme, la sophistication intellectuelle, le talent supposé pour la cuisine et la connaissance des vins), Scott était devenu un bon copain – comme Dimitri (Dima), le coiffeur russe de la 8e avenue. Scott est parti je ne sais pas où, Dima s’est retrouvé une échoppe sur la 19e rue où je vais toujours lui rendre visite, qu’il me coupe les cheveux ou non. Le petit shipping store de la 8e, cerné par les FedEx et autres UPS, existe toujours : pour y accéder il faut contourner la longue, très longue file d’attente devant le centre de tests Covid gratuits ; même après deux ans d’absenc