THINKING OF BRUCE
Je n’ai pas rencontré Bruce à New York (où il a vécu et vit à nouveau), ni à Chicago (sa ville natale) mais à Paris, où nous étions voisins. Nous avons agréablement vécu l’un (moi) au-dessus de l’autre pendant quelques années avant de nous rencontrer réellement. Je ne me souviens plus comment – d’un jour à l’autre j’avais sur les genoux son livre culte, une modeste History of the world en 1.500 pages de H.G. Wells et nous déjeunions chez Wako, rue La Fayette, menu R4 avec soupe miso et salade comprise, à refaire le monde en buvant des Asahi. Avec son accent américain inchangé il me citait Horace avant de m’emmener dans le fond de son studio découvrir des espèces de faux carnets de détective où le portrait de Descartes voisinait la boîte de soupe Campbell, et des stripteaseuses oubliées des années 50 renversaient le cou sous une lumière grise, ronde de nuit moderne.
Quand j’étais installé à New York, il était encore à Paris ; et quand je suis revenu, c’est lui qui est parti s’y installer, peintre inconnu d’une soixantaine d’années qui retrouve sa terre en anonyme ou presque. Je me souviens d’un jour où nous avons arpenté ensemble les rues de Chelsea : avec un courage timide il affrontait des feignasses alanguies, dans des galeries désertes, et leur proposait en vain l’effort (pour elle insurmontable) de cliquer sur un lien pour découvrir son site et son oeuvre. L’une d’entre elle, plus bouchée que les autres, lui dit même qu’elle ne considérait les nouveaux artistes qu’une journée par an – à voir les merdes au mur, on concluait que ce jour-là ses yeux n’étaient pas moins bouchés que les autres.
Bruce s’est obstiné. La générosité d’un ami lui a ménagé un improbable studio en plein Wall Street, où les carnets se sont agrandis, les matières et les textures développées, sans que sa silencieuse conversation avec les anciens maîtres ne cesse. Un vieux galeriste de SoHo (un des derniers qui s’accroche, dans ce qui est devenu le temple de glitz, du fric et de la fripe) lui a offert une exposition personnelle…
Quand je suis à Paris, Bruce me manque, et quand j’arrive à New York, je le cherche… En deux mails nous avons compris ce qui ne va manquer de se produire : nos avions se sont croisés…
Pour me consoler, il me reste un mur où je garde quelques-unes de ses pages de bois : Sandy Koufax, le gaucher magique, pitche pour l’éternité et un tube de rouge à lèvres est posé à côté d’un cendrier où une cigarette n’en finit pas de fumer.
I’ll see you around, big man.