DISPARITIONS

29 décembre 2011

Il me semble souvent ne rien voir qu’avec des yeux lavés par le temps et que rien ne me vient des lieux où je me trouve que je n’y sois passé et repassé, de sorte que je me trouve comme aveugle à ce qui est, tandis que crie à ma mémoire ce qui était, et qui déjà n’est plus. De même que la mémoire est, pour l’essentiel, faite d’oubli, mon regard est peuplé de disparitions ; ainsi dans une vie s’accumulent les fantômes.

Pour qui est ainsi disposé, New York est une ville facile ou terrible, c’est selon : facile, sans doute, quand on y vit, car ces changements sont si permanents, et lui sont si essentiels, que l’exercice de la voir se coupe nécessairement de la nostalgie qui l’étoufferait si l’on s’y abandonnait ; terrible quand on y revient, car les soulagements y sont passagers de s’apercevoir que certains lieux, des plus insignifiants, sont restés tels, comme par une erreur, un trou dans ce temps bousculé, et qui détruit plus vite qu’il n’édifie. Ainsi de ce misérable garage Olympia, en plein Meatpacking, aujourd’hui voué à la mode et aux restaurants chers, ou de la devanture de Chelsea Guitars, qui me semble à chaque passage plus étroite et que je crains, comme son célèbre voisin le Chelsea Hotel, de voir bientôt vouée à une « rénovation » annonciatrice de fin.

Il est des lieux, aussi, où je préfère ne pas repasser, de façon à les garder tels que je les vis la dernière fois, un dimanche matin d’une enfance qui, pour n’être pas la mienne, ne m’en est pas moins devenue chère, irremplaçable – peut-être aussi parce que de la mienne n’émergent que des bribes sans joie. Je me souviens du toit de Pier 40 et de ces matches de baseball ou de soccer que Thorner organisait pour les enfants – les balles atterrissaient parfois sur le parking du niveau inférieur, ou bien plus loin, dans la rivière, traversant des lanières de ciel et de nuages violets. J’aurais rester ainsi, debout, à ne rien faire, sans parler, pendant des jours, et je ne me serais jamais ennuyé – la meilleure part de moi y est toujours.

Autant, alors, ne pas y retourner.