Rien en apparence – hormis la proximité de leur date de naissance (1943 pour l’Espagnol, 1945 pour le Français) – ne semble rapprocher deux de mes écrivains contemporains favoris, Patrick Modiano et Eduardo Mendoza. Là où le premier s’enfonce dans l’infini dédale des ruelles toujours plus sombres de la mémoire collective, le second s’ingénie avec un plaisir retors à voir tourner la roue cruelle de l’histoire de celle qu’il appela « la ville des prodiges » : Barcelone.
Mais entre le flâneur tragique français et le féroce amuseur espagnol, je découvre plus d’un point commun : l’amour passionné des rues non telles qu’elles sont, mais pour ce qu’elles portent des traces de ce qu’elles furent ; le goût obsessionnel d’une enquête dont l’enjeu échappe à celui qui la mène et apporte une perturbation mineure dans la marche d’un monde qui toujours crie « Oublie ! Oublie ! » et pour qui il faut à tout prix avancer.
Qui sont ces deux hommes déjà âgés qui auront passé l’essentiel de leur vie à se démonter le cou pour apercevoir des ombres derrière leur épaule ? Impossible de réduire Modiano à l’obsession des « années noires » de l’Occupation, et réducteur de borner Mendoza à l’évocation d’un Barcelone qui n’est plus. Ce sont l’un et l’autre des chasseurs de fantômes : ceux de Mendoza sont volontiers farceurs et ceux de Modiano ont tendance à porter de longs manteaux gris ou, tout aussi inquiétants, d’épais blousons de cuir – et chez les deux écrivains, de fuyantes vérités sont celées dans les pages arrachées d’agendas oubliés ou les feuillets écrits à l’encre sympathique ou barbouillés à l’urine des pauvres ou des chiens – et quand, finalement, à force d’obstination, les mots apparaissent, la part de ce qu’ils laissent dans l’ombre est plus vaste que celle qu’ils éclairent d’une lumière grise – et les fantômes peuvent s’éloigner le long des murs dans le silence ouaté d’un crépuscule où nul n’aura l’étrange idée de les pourchasser.
Références récentes , dans une abondante bibliographie :
Patrick Modiano, Encre sympathique,Gallimard, 2019.
Eduardo Mendoza, Les Égarements de Mademoiselle Baxter, Éditions du Seuil, 2016.