Il y a bien des points communs entre les écrivains « maudits » et les écrivains oubliés – à commencer, le plus souvent, par cette enfance malheureuse qui n’est pas donnée à tout le monde.
Toutefois, si se faire maudire est simple comme, se faire oublier est un art subtil qui ne s’improvise pas et, même, demande l’application d’une vie entière.
Même le regretté Cioran, qui prêchait l’oubli à longueur d’aphorismes, n’y est pas parvenu ; victime innocente des fréquentations fascistes de sa jeunesse roumaine, il a eu le malheur d’entrer dans le camp des maudits. Le voici aujourd’hui tout ce qu’il y a de plus officiel et acceptable : si l’on pouvait entrer à l’Académie Française à titre posthume, il serait élu au premier tour.
Bientôt, le président Macron le citera dans ses éloges funéraires – ou encore ira-t-il piocher dans les pages les plus noires du joyeusement nommé De l‘inconvénient d’être né pour appuyer la prochaine réforme des retraites.
En règle générale, le maudit finit dans la collection La Pléiade préfacé par un sorbonnard, tandis que l’oublié poursuit son après-vie dans sa patrie de choix : la reliure de ses quelques ouvrages publiés et leurs pages se délitent ; même à deux balles dans les bacs des marchés, des bouquinistes ou des libraires d’occase, ses livres stagnent ou s’enfoncent dans la vase.
Facile de s’occuper des maudits – en fabriquer des modernes est même du dernier chic, et commercialement rentable, comme l’exemple de M. Houellebecq en témoigne Mais quid des oubliés ?
Ne nous attardons pas sur une triste catégorie – les Maurras, les Rebatet, les Brasillach – dont de pervers manipulateurs au programme idéologique précis tentent avec succès d’exhumer les malodorantes dépouilles de leurs décombres sous couvert universitaire…
Il s’agît des vrais oubliés, sous-estimés ou négligés de leur vivant, ascètes ou athlètes de la disparition, n’ayant même pas eu la bonne idée de se suicider ou de devenir fous mais morts bêtement, comme tout le monde, de maladies ordinaires- le cancer, l’alcoolisme ou la tristesse. S’ils ont crevé dans la misère celle-ci n’aura même pas été atroce mais les aura lentement réduits en tas de poussière d’os sans qu’un appel à l’aide, un cri de protestation – ou même un gémissement – ne s’échappe de leur bouche.
Devrions-nous respecter leur choix de réclusion volontaire ? Il est heureux, au contraire, que des éditeurs cultivent le jardin rare et secret de ces artistes de l’auto-bannissement et se proposent à en offrir les fruits aux lecteurs dont l’oeil n’est rivé ni sur des émissions de polémiques télévisées, ni sur les listes des best-sellers ou des prix littéraires.
« Rééditer, c’est beaucoup plus difficile qu’éditer », disait volontiers le défunt Guy Schoeller, étrange et légendaire fondateur de la collection « Bouquins ».
Je n’ai pas cité la phrase à mon ami Eric Dussert qui, sans négliger les maudits, s’acharne à sortir de l’oubli des écrivains bien cachés au fond du fond des étagères où ils dorment. Recouverts d’une couverture de poussière humide. Ainsi, grâce à lui et à ses partenaires de l’enseigne de L’Arbre vengeur, a-t-on vu ressurgir plusieurs petits chefs d’oeuvre : d’abord l’admirable Aubervilliers, la fresque sociale de Léon Bonneff et, plus récemment, deux sommets de l’humour noir : le Monsieur Tristecon, chef d’entreprise, de François Caradec, ainsi que l’amère et réjouissante Grande Vie de Jean-Pierre Martinet, qui réussit le tour de force de tremper le tragique du médiocre quotidien dans le bain acide d’un sens comique qui ne recule devant rien.
Si messieurs Caradec et Martinet ont travaillé avec une belle constance à se faire oublier, nous ne saurions qu’être reconnaissants envers l’éditeur qui se souvient d’eux et nous les fait découvrir.
Références :
Léon Bonneff, Aubervilliers, préface d’Éric Dussert, L’Arbre vengeur, collection l’Alambic, 2015.
François Caradec, Monsieur Tristecon, chef d’entreprise, postface d’Éric Dussert suivie d’un entretien avec l’auteur, l’Arbre vengeur, collection l’Alambic, 2018.
Jean-Pierre Martinet, La Grande vie, préface de Denis Lavant, postface d’Éric Dussert, L’Arbre Vengeur, collection l’Alambic, 2017.