Dans sa préface aux Contes de Karen Blixen, Geneviève Brisac cite cette phrase d’Hannah Arendt : « Lorsque le conteur est fidèle à l’histoire, c’est alors, en fin de compte, que le silence se met à parler. Lorsque l’histoire a été trahie, le silence n’est plus que vide. »
La courte nouvelle de John Cheever « Reunion » met en scène un père et son fils. « La dernière fois que j’ai vu mon père… », commence l’histoire, qui s’achève sur la même phrase ou presque : « Et c’est la dernière fois que j’ai vu mon père. » Mais le sens de cette dernière fois a glissé : dans la première phrase, il a celui, banal, d’une rencontre récente ; dans la dernière, il prend tout le poids d’une séparation que l’on pressent définitive.
Entre ces deux « dernières fois », le père a cherché à entraîner son fils dans une succession de bars. Il essaie de manifester son affection pour lui en lui prenant l’épaule et en lui commandant des Gins qu’on refuse de leur servir. Nous ignorons tout de la rage désespérée qui imprègne le père aussi fort que son odeur (« un riche mélange de whisky, de lotion after-shave, de cirage à chaussure et d’acidité de mâle mûr ») ; mais nous le voyons, avec une violence croissante, réclamer cette boisson qui ne vient pas, face à des serveurs qui ne supportent pas d’être traités comme des larbins.« Je savais qu’il était mon père, ma chair et mon sang, mon futur et ma malédiction. », nous a seulement dit le fils dès les premières lignes. Et dans ce désastre qui s’annonce, à l’approche de cette « dernière fois », il laisse monter et résonner en nous ce silence.
Références: Contes Gothiques, de Karen Blixen, préface Karen Blixen (Quarto/Gallimard); Reunion, de John Cheever, The Stories of John Cheever.