Je vois ou je revois tous les films de François Truffaut (1932-1984) et dans mon obsession je lis tout ce je peux de lui et sur lui. Pour les films, je préfère les DVD, surtout de rééditions assez anciennes où, après la séance, on peut revoir le film en version commentée par son coscénariste ou tel ou tel de ses acteurs (le commentaire de Nathalie Baye sur La Nuit américaine, notamment, contient de délicieuses anecdotes mais il permet aussi d’éclairer le travail au quotidien d’un perfectionniste doublé d’un insatisfait – un de ces « jamais contents » joyeux pour qui l’art est une ascèse et une fête, une souffrance et une joie , un travail sérieux et un jeu). Comme tous les grands, Truffaut n’est jamais médiocre, même quand il se rate (et il ne se rate jamais complètement), jamais banal, jamais convenu ; lorsqu’il se fait plaisir sur certains plans ou certaines séquences, ce n’est jamais facile ou vulgaire. Il me reste deux films à revoir pour achever mon voyage, deux films que j’avais vus en salle à leur sortie et que je n’ai pas revus depuis : Le Dernier Métro (1980) et La Femme d’à côté (1981). Pour lui dire au revoir, je reverrai son premier long métrage, Les Quatre Cents Coups (1959) et son dernier, Vivement dimanche (1983), une comédie policière où il donne un superbe et inhabituel rôle à Fanny Ardant, le dernier grand amour de la vie d’un homme qui aima beaucoup les femmes.
Retour vers les maîtres
Truffaut ne se résume pas aux films de Truffaut ; sa vie et son œuvre expriment un tel amour du cinéma qu’on ne peut résister à l’envie de le suivre. Comment ne pas s’inspirer d’un homme qui, d’après leur témoignage, emmenait ses filles voir aussi bien les films des grands créateurs qu’il admirait (les Japonais, Fellini, Bergman, Kubrick) que les westerns, les films d’action américains – sans oublier les comédies françaises populaires très peu intellectuelles de Claude Zidi ?
Truffaut ne perdait jamais une occasion de faire partager l’amour qu’il avait de ses « maîtres » : le personnage central de La Peau douce se rend à Lisbonne pour y parler de Balzac ; il y rencontre l’irrésistible Françoise Dorléac, dont il tombe amoureux et qu’il emmène à Reims où il est invité pour une présentation d’un film sur Paul Léautaud. Ainsi Truffaut, s’il ne tournait pas, était-il capable d’accepter les invitations les plus improbables, et pas seulement celles d’accompagner ses propres films en promotion, car il était aussi important pour lui de faire connaître et aimer ceux qu’il admirait, surtout quand il les jugeait injustement sous-estimés : Hitchcock bien sûr, que son livre contribua à remettre à sa vraie place, mais aussi Jean Renoir ou Sacha Guitry. Quoi de commun entre l’auteur de La Règle du jeu, adoré des cinéphiles du monde entier, et celui de Si Versailles m’était conté, cinéaste du « théâtre filmé », spécialiste des « mots d’auteur » souvent misogynes ? Entre Renoir « le patron » papa et Guitry l’égotiste à la constante « salegossité » ?
Deux hommes du XIXe siècle
Les faits, à commencer par les dates : Renoir et Guitry sont tous deux des hommes du XIXe siècle : leurs vies d’hommes et leurs carrières commencent autour de la Première Guerre mondiale et s’achèvent une vingtaine d’années après la Seconde : un demi-siècle de carrières qui débutent lorsque la lampe à pétrole vient peu à peu supplanter la bougie et que le transport à cheval règne encore.
Renoir (né en 1894, l’année précédant l’invention du cinéma par les frères Lumière) et Guitry (né en 1885, comme ma grand-mère paternelle) sont tous les deux des descendants d’une tradition artistique qu’ils révèrent et qu’on peut appeler la « tradition française ». Ils sont l’un et l’autre « fils de » quelqu’un : Jean est le fils du peintre Auguste, que l’on voit apparaître dans le premier film de Guitry, Ceux de chez nous, un documentaire de 1915 où l’impressionniste déjà âgé, les doigts déformés par l’arthrose, apparaît, au même titre qu’Anatole France, Monet, Saint-Saëns, Auguste Rodin ou Sarah Bernhardt. Pour Guitry, s’il naît à Saint-Pétersbourg, c’est parce que son père Lucien, grand homme de théâtre, y est en tournée. Lucien élèvera son fils en « enfant de la balle », faisant confectionner à sa taille les costumes des spectacles qu’il montait.
Héritiers et innovateurs
Il n’en est que plus admirable que ces deux « héritiers » n’aient pas seulement été des « continuateurs », mais de grands innovateurs.
L’ héritage est assumé dans les deux cas : Renoir qui a grandi entouré des tableaux de son père au point d’avoir écrit les avoir « sentis » plus que « regardés » dans son enfance, ne se contentera pas de vendre des tableaux pour financer ses premières productions ; c’est un cinéaste « pictural dont certaines images, du noir et blanc au technicolor, sont de véritables tableaux en mouvement
De son côté, Sacha Guitry tenait son père Lucien en si haute estime qu’il le filma dans Ceux de chez nous , aux côtés des grands artistes cités plus haut. Cette vénération ne le quitta jamais : une photo de Lucien était accrochée pendant la Seconde Guerre dans le hall du théâtre de la Madeleine où Sacha donnait une de ses pièces. Source d’un quiproquo qui serait resté anecdotique s’il n’avait envoyé Sacha deux mois en prison : un juge d’instruction fut alerté par un de ces « résistants de l’après-guerre » aussi prompts à dénoncer les « collabos » que ceux-ci l’avaient été à dénoncer les Juifs ; le juge convoqua Guitry pour lui demander pourquoi il avait accroché le portrait d’Adolf Hitler dans le théâtre. « C’est curieux, monsieur le Juge, dit Guitry, maintenant que vous m’y faites penser, j’avais remarqué sans m’y attarder une certaine ressemblance entre M. Hitler et mon père. »
Théâtre filmé et théâtralité
Même si c’est beaucoup plus que du « théâtre filmé », la théâtralité n’est jamais absente des films de Guitry (by ze way, elle n’est pas absente de certains films de Renoir, dont le premier film parlant – pardon my franglais, starring Michel Simon and featurinng pour la première fois à l’écran Fernandel- est une adaptation de Feydeau) : elle est subtilement utilisée – et à des fins perverses, jusque dans l’un de ses derniers films, le jubilatoire et peu progressiste La Vie d’un honnête homme ( Michel Simon, toujours !)
Naissance du cinéma moderne
Côté novations, celle de Renoir sont connues, analysées ; celles de Guitry occultées, oubliées, alors que dès ses débuts il « ose » des plans d’une grande audace et utilise systématiquement la tradition théâtrale (aux sources du cinématographe, il y a aussi bien les documentaires des frères Lumière que les sublimes décors peints de Georges Méliès- et même les courts « cinquante secondes » des Lumière sont souvent des scènes de théâtre) pour créer d’irrésistibles effets d’une « distanciation » moins célébrée que celle théorisée par Bertolt Brecht.
Du très nouveau sur du très ancien
Renoir et Guitry sont également de grands innovateurs par leur technique narrative : celles de Renoir sont plus variées et plus étudiées : je n’ai pas entendu les créateurs de Downton Abbey rendre hommage à Renoir mais c’est bien dans La Règle du jeu qu’on découvre cette narration à double entrée : tandis que les « grands » bavardent au salon, les « petits » sont regroupés dans la cuisine. Les passions et les déchirements agitent également ceux « d’en haut » et ceux « d’en bas », aucun personnage n’est « secondaire ».
Je crois que Truffaut avait vu Le Roman d’un tricheur de Guitry presque aussi souvent que La Règle du jeu. Après deux séances seulement, j’en ressors convaincu que Guitry est au même titre que Renoir un père de la Nouvelle Vague : ce générique où, à sa suite, défilent un à un les membres de l’équipe technique du film et ses acteurs, ce n’est pas seulement truc de cabot pour mettre en valeur celui qui en est l’auteur, le metteur en scène et l’acteur principal ; c’est une déclaration d’intention : « vous n’allez pas voir la réalité mais un spectacle dont le but est de vous divertir ». Les surréalistes, dont je ne sache pas qu’ils aient considéré Guitry comme l’un des leurs, n’auraient pu dire mieux : « Ceci n’est pas une pipe. » C’est à la fois nouveau et très ancien ; ici Guitry est le bateleur médiéval ou élisabéthain qui interpelle les spectateurs et les invite à bien s’amuser.
Renoir n’aurait pas dit non, qui déclarait vers la fin de sa vie n’avoir fait du cinéma que pour s’amuser et vivre la « joie » (c’est le mot exact qu’il emploie) de fabriquer des films.
On ne veut pas pousser la comparaison trop loin, mais n’est-il pas plus qu’amusant, heureux, de voir ce sens de l’« amusement » animer également le travail d’un « amuseur » apprécié du public, s’il est méprisé de beaucoup de critiques, et d’un « auteur » reconnu et célébré ?
Viens voir les comédiens
Encore un point commun avant d’évoquer quelques différences essentielles : l’amour des acteurs.
« Monstres sacrés » ou amateurs, Jean Renoir adorait les acteurs. Il « passait » leurs caprices, parfois insupportables, aux plus grands par admiration pour leur talent, et mettait en confiance les plus inexpérimentés à force de douceur et de patience. S’il voulait refaire une prise, ce n’était jamais parce qu’elle était ratée ou mauvaise, c’était « pour voir » ou « une dernière, par sécurité ».
Quant à Guitry, s’il était le rôle masculin vedette de la plupart de ses films, il a confié de superbes rôles à des « stars » d’avant ou d’après-guerre – Michel Simon entre autres, un acteur fétiche de Renoir, qui disait l’admirer au point que s’il avait pu, il lui aurait confié tous les rôles dans tous ses films. Quant aux femmes, nos deux lascars en étaient fous : Renoir n’a épousé qu’une actrice, Catherine Hessling, qui fut la vedette de son premier film, un muet, et il semble par la suite être tombé amoureux « à la Hitchcock » de ses actrices principales. Il était fasciné par Simone Simon, la partenaire féminine du jeune Gabin dans La Bête humaine, disant qu’elle lui faisait l’effet d’ une chatte qu’on avait envie de caresser dans le cou pour la faire ronronner. Renoir, séparé de sa Madame n° 1 dans des conditions acrimonieuses, usa-t-il de sa liberté pour des liaisons avec telle ou telle des jolies jeunes actrices plus ou moins célèbres de ses films d’avant-guerre ? Je ne le sais.
Les femmes, toujours les femmes !
Guitry épousait : était-il séduit par l’actrice ou, envoûté par la femme, décidait-il de lui tailler un rôle à la mesure de sa passion ? Il fut marié à Charlotte Lysès, Madame no 1, à l’époque où il déclarait le cinématographe un « concurrent déloyal » et inférieur au théâtre. Il dirigea Yvonne Printemps, Madame no 2, au théâtre, mais jamais à l’écran ; elle le quitta pour Pierre Fresnay ; Jacqueline Delubac, Madame no 3, est d’une irrésistible coquinerie dans Le Roman d’un tricheur et tout aussi charmante dans les films tournés sous la direction de son mari entre 1935 et 1940. Geneviève, Madame no 4, et la seule épousée à l’église, tourna dans plusieurs de ses films d[1]ont un de ses plus grands succès, Le Destin fabuleux de Désirée Clary (1941), que j’ai dû voir à la télé quand j’étais petit mais dont je n’ai aucun souvenir. Quant à Laura Marconi, Madame no 5, qui avait la moitié de l’âge de Sacha lorsqu’ils se marièrent, elle tourna plusieurs films avec lui de 1950 à 1956 et fut, comme il le lui avait promis, sa « dernière moitié ».
Après Catherine, ce n’est pas une actrice qui partage la vie de Renoir mais sa monteuse attitrée : quoique se faisant appeler Madame Renoir, Marguerite Houllé ne l’épousera jamais ; techniquement il est resté marié à la no 1, dont il ne divorcera que pour épouser la vraie n°2, Dido – non une actrice mais sa scripte, avec qui il partagera quarante années de vie. Si l’on en croit les témoignages, avoir dirigé certaines des actrices les plus séduisantes de l’après-guerre (Paulette Goddard et Joan Bennett aux États-Unis, Anna Magnani en Italie, Ingrid Bergman, Juliette Gréco, Dora Doll, María Félix et autres en France) n’a pas troublé ce deuxième et ultime mariage – pas plus que les longs séjours à Hollywood, quartier de Los Angeles peu réputé pour favoriser la longévité des couples.
Moi, j’aime le music-hall
Si l’on en reste au cinéma, Renoir (né à Montmartre) et Guitry ont partagé un même amour du music-hall, où Madame Guitry no 2, Yvonne Printemps, avait fait ses débuts et conquis une première notoriété ; on ne voit pas sans émotion la chanteuse réaliste Fréhel apparaître dans Le Roman d’un tricheur, et le merveilleux French Cancan de Renoir est un hommage chargé de nostalgie qu’accompagne l’air de La Complainte de la Butte. Au passage, on peut noter que Truffaut, qui disait honnir les scènes de bar ou de clubs de jazz, a contribué à lancer Boby Lapointe en lui réservant une séquence dans son deuxième film, l’excellent et inclassable Tirez sur le pianiste. La scène de cabaret du Dernier Métro est une belle séquence – et nécessaire à l’équilibre du film.
Deux génies en action
Revenons-en à nos deux géants et à leurs différences.
L’un est acteur jusqu’au bout des ongles : le physique, la présence, la voix, il a tout– et sans effort. Admirateur de son père, ce qui ne l’a pas empêché de lui voler sa dernière maîtresse pour en faire sa femme (Madame G. no 1), il rêve théâtre, respire théâtre et, si cet abominable cinématographe ne surgissait pas, il se cantonnerait au théâtre. Ses trente-cinq films ne l’ont pas empêché d’écrire et monter ses quelque soixante-dix pièces – presque toutes à succès, même si un petit nombre est entré dans le répertoire.
Pour Renoir c’est différent : il adore les acteurs et voudrait en être un, mais il est né au milieu des modèles et des chevalets, pas sur les planches – et il n’est pas comme Gabin de ces talents surgis spontanément et qui n’ont qu’à pousser leur nature pour éclore. Il y a bien un talent d’acteur dans la famille Renoir et c’est celui de son ainé Pierre, à qui le « petit » Jean » confiera le rôle (magnifique) de Louis XVI dans la Marseillaise – réalisé avec de vrais Marseillais (Andrex, Allibert) pour jouer les Marseillais et Louis Jouvet superbe dans un rôle secondaire – sans oublier l’apparition du toujours génial Carette ( l’acteur-chanteur de La Grande illusion, le braconnier de La Règle du Jeu, le second de Gabin dans la Bête Humaine).
Le rôle de sa vie
Après bien des hésitations, Renoir finit par se mettre en scène dans un rôle secondaire de La Bête humaine – sans être extraordinaire, il est loin d’y être aussi mauvais qu’il ne l’a craint et que certaines mauvaises langues, comme Simone Simon, qu’il admirait tant, ne l’ont prétendu. Mal à l’aise avec son corps blessé, se donnant à lui-même l’impression d’être toujours « de trop », Renoir finira néanmoins par se donner un deuxième et dernier rôle – secondaire aussi, et inoubliable, dans La Règle du jeu, où il incarne Octave, ce parasite social dont le rôle glisse de la bouffonnerie pure au bouleversant, culminant dans la saynète où, jouant l’ours, il n’arrive plus à se dépêtrer de sa peau ; lorsqu’il titube dans son costume de scène devenu prison et qu’il appelle en vain à l’aide pour se libérer, il éveille le sentiment tragique qui vit ou dort en nous d’être surnuméraire et nous rappelle que toute idée de notre « importance » n’est qu’une autre « grande illusion » : le hasard nous a fait naître, atterrir en un coin de terre, une société où nous séjournons quelques années avant que la nécessité ne nous renvoie au « presque rien » d’où, poussières, nous avons été projetés vers l’existence. La situation est comique, alors autant s’en divertir plutôt que de se lamenter – c’est ce que n’ont pas manqué de faire nos deux allègres gus.
Deux destins dans l’histoire
Reprenons le fil de leurs vies et retrouvons-les jeunes adultes (vingt ans pour Renoir, la trentaine pour Guitry) en août 1914. Examinons ce que le destin réserve à l’un comme à l’autre. En résumé : l’aîné est un « planqué » sans honte, le cadet un héros sans cocorico.
Tandis que Guitry échappe à la conscription à cause de ses rhumatismes, Renoir participe à la Première Guerre comme aviateur ; blessé gravement, il repart au combat dès qu’il est remis ; blessé à nouveau, il décrit avec humour le temps passé auprès de son père, chacun dans son fauteuil – le vieil homme perclus et le jeune invalide.
D’une guerre l’autre, Renoir et Guitry réalisent leurs premiers chefs-d’œuvre.
Partir ? rester ?
Quand arrive la Seconde Guerre, Guitry se réfugie à Dax : après la débâcle un officier allemand admirateur de la culture française lui octroie un laissez-passer et des bons d’essence et l’adjure de continuer à travailler pour la grandeur de cette culture que, selon lui, il est venu sauver – et non détruire. Sans jamais « collaborer », Guitry travaillera au théâtre comme au cinéma pendant toute la guerre. Malraux le grand résistant, le héros, a balancé sur les routes de la France occupée sa femme juive et leur fille Florence ; Guitry l’opportuniste a usé de sa notoriété et de son prestige pour sauver plusieurs artistes juifs comme Tristan Bernard, qu’il a sorti du camp de Drancy, ou Max Jacob. A un officier allemand francophile qui lui proposait un service en remerciement de son spectacle, il a demandé et obtenu de faire libérer une dizaine de prisonniers français en Allemagne. Si nous avons peu de do