Non, ceci n’est pas une discussion sur ce que certains appellent la « dictature macronienne » – pass vaccinal, affaiblissement du Parlement, refus du débat.
N’ayant pas vécu sous une dictature au sens traditionnel du terme, je n’ai pas de point de comparaison me permettant de former un jugement personnel sur ces questions. Je constate seulement qu’en ces temps d’élections, nous vivons dans un pays où chaque citoyen a l’occasion de donner sa voix à celui ou celle des candidats lui paraissant représenter au mieux ( ou au moins mal) ses valeurs – sens de la liberté compris. Ce choix est-il réellement « libre » ou conditionné plus ou moins clairement par les médias et une pression idéologique sournoise ? Question épineuse à laquelle je me garderai de proposer une réponse – même la plus timide.
Quant à la liberté, le très regretté Tzvetan Todorov notait déjà que par l’Europe et le monde, les groupes politiques estampillés « liberté » étaient le plus souvent d’extrême droite. En France aujourd’hui, combien jugent des atteintes à la liberté, les barrières morales et politiques à l’expression du racisme, de l’antisémitisme et de l’homophobie ? « On n’a plus le droit de rien dire » est trop souvent le mantra des intolérants et des xénophobes de tout poil.
Je n’ai donc pas la prétention de savoir ce qu’est la « liberté », mais je ressens une joie particulière lorsqu’il me semble en découvrir une forme nouvelle. Assister il y a quelques soirs au spectacle du groupe marocain Kabareh Cheikhats a été un de ces moments de découverte jubilatoire.
Dans le Cabaret Sauvage occupé par ce Kabareh venu de Casablanca, il y a tout ce qu’exècrent Mme Le Pen et M. Zemmour : des Franco-marocains passant du français à l’arabe et retour, des « barbus », des jeunes femmes dont les cheveux sont recouverts d’un foulard – ce symbole « d’oppression » vilipendé par les frontistes old style et new school. Il y a aussi des Français « souchiens », comme moi, des vieux, des jeunes, parfois très jeunes. Surtout, sur scène il y a Ghassane et son groupe : des barbus, oui, mais maquillés, portant robes et perruques et chantant un répertoire de femmes, les cheikhats, ces chanteuses marocaines populaires qui ont chanté l’amour, mais aussi la résistance à la colonisation française.
Ce groupe de chanteurs et musiciens (ils sont douze, mais seuls dix ont fait le voyage de Paris – va savoir pourquoi, dans sa grande sagesse, l’administration a refusé deux visa ), est souvent présenté comme un groupe folklorique « transgenre » – ambiance Alcazar ou Paradis Latin. Rien contre, mais avec ces termes réducteurs on est loin du compte. Si oud, tambours et tambourins sont folkloriques, oui ils le sont. Si un homme habillé en femme est « transgenre », oui, ils le sont. Quand on écoute, c’est plus subtil : leurs musiques puisent aux sources diverses (arabes, juives, andalouses) de la culture marocaine. Et s’ils sont provocateurs dans le Maroc contemporain, peu réputé pour son atmosphère de liberté, oui ils assument ce choix, quitte à subir quelques insultes. La légende de ces « cheikhats » a marqué leur adolescence : en chantant leurs chansons, en les dansant, ils expriment un choix artistique et politique qui va bien au-delà de la provoc’ et dépasse le cadre marocain. On ressent leur plaisir parfois malicieux et leur joie communicative à incarner ces femmes, poétesse, résistantes, divas, objets d’opprobre sous le protectorat français et qui pour beaucoup sentent encore le soufre aujourd’hui ; en les magnifiant, ces jeunes gens aussi talentueux qu’audacieux redonnent vie à des traditions théâtrales anciennes dans différentes cultures – le théâtre élisabéthain anglais, le No ou le Kabuki japonais, le théâtre classique et l’opéra chinois. Ce travestissement existe aussi depuis longtemps au Maroc et en rendant hommage à ces femmes, ces hommes n’obéissent pas tant à un esprit de provocation qu’à la liberté de la perpétuelle réinvention des cultures. Ghassane, entre deux chansons, blague, parle politique ou religion (prudemment, mais librement dans les deux cas – puis après une brève introduction, il se lance dans un long poème lyrique – transe et danse. Ils chantent ces cheikhats ignorées – ils chantent les femmes de nos vies, les femmes qui vivent en nous depuis bien avant nous. Il y a de quoi rire et pleurer, de quoi danser au long des longues nuits. Ensemble de qualité professionnelle, le Kabareh est composé d’amateurs passionnés qui se débrouillent pour gagner leur vie à côté – la recette d’un spectacle sert à faire la fête. Tradition pour tradition, le Kabareh n’est pas seulement un groupe folklorique : ces musiciens sont aussi des comédiens qui jouent Shakespeare (en arabe).
Avis aux amis américains : ils entament ces jours-ci une tournée américaine : début le 6 avril au Poe’s Pub de New York, le 8 au Contemporary Arts Center de Cincinatti, le 9 au Spotlite de Detroit, puis le 11 à la Old Music School de Chicago. Sinon j’espère que lors de leur prochain passage en France ils pourront tous avoir leur visa. Pour les voir dans leur contexte familier, rendez-vous au Vertigo, un club mythique de Casablanca, qu’on n’ose pas appeler leur « port d’attache », mais qui est leur lieu de liberté première.
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