En finissant de voir l’étrange Eugénie Grandet, revue et mise à jour par Marc Dugain, je m’émerveille de cette soudaine et brûlante actualité de Balzac, qui nous vaut coup sur coup la même année deux films aussi intéressants qu’insatisfaisants.
Très différents de longueur (une heure trente pour Grandet, deux heures trente pour les Illusions perdues adaptées par Xavier Giannoli, qui gomme toute une part non négligeable du roman, dont l’apparition du personnage essentiel de Vautrin), ces deux films m’apparaissent dotés de qualités et de défauts comparables. Tout d’abord ils ne génèrent aucun ennui, aucun moment de lassitude. Dans les deux cas, les adaptations sont servies par des interprètes remarquables. Côté « stars », c’est Depardieu, épatant en éditeur illettré, et Olivier Gourmet, père Grandet ayant peu à voir avec la description physique donnée par Balzac mais avare jusqu’à la passion, matois, retors, odieux et curieusement attachant. Côté femmes, Cécile de France est une Mme de Bargeton merveilleuse, Jeanne Balibar, si belle jadis chez Rivette, fait une affreuse vieille salope avec une superbe conviction, tandis que Valérie Bonneton, elle aussi à l’opposé de la description physique du personnage donnée par Balzac (sèche et maigre, les dents noires), incarne sans le surjouer le malheur d’être Mme Grandet. Et puis il y a les inconnues (de moi en tout cas, je l’avoue), la sombre et triste beauté de Joséphine Japy en Eugénie éclaire tout le film – la surprenante Salomé Dewaels est une Coralie explosive, sensuelle et vulgaire, idiote et sensible, juste de bout en bout ; comme on comprend que Rubempré (le jeune Benjamin Voisin, excellent aussi), enflammé par l’actrice, rédige ainsi sa critique théâtrale : « Si on me demande ce que je pense de la pièce, je dirai qu’elle avait des bas rouges et le visage d’un premier amour. » Je ne sais pas si ces lignes sont dans Balzac mais elles sonnent juste dans ce contexte. Il n’en est pas toujours de même lorsque les adaptateurs, cherchant à pousser la modernité du commentaire politico-social balzacien, l’ont projeté dans notre actualité de façon un peu voyante. Il y a dans les Illusions des « mots » trop malins pour être vrais, une ou deux tirades féministes dans Eugénie : tout cela respire l’intention et, sans tout gâcher, limite le plaisir – en tout cas le mien. Un peu comme Victor Hugo, Balzac est plein d’idées le plus souvent moins intéressantes que ses personnages chez qui il traque, écrit-il dans une postface supprimée, le secret des « passions tumultueuses » sous la superficie d’existences d’apparence tranquille. Son féminisme est tout relatif – et Mme Grandet comme sa fille sont des « taiseusses », ce qui fait leur force.
J’ai comme souvent fait appel à mon ami Ouiqui pour retrouver les adaptations filmées de Balzac. J’ai un bon souvenir du Colonel Chabert d’Yves Angelo, avec Depardieu (déjà) et des deux Duchesse de Langeais que j’ai vues, je reste ébloui de celle de Rivette (Ne touchez pas la hache,avec Jeanne Balibar, déjà, un autre Depardieu, Guillaume, remarquable, et Michel Piccoli, toujours superbe d’ambiguïté).
Si j’en crois Ouiqui, la première Eugénie filmée est française et date de 1910, la deuxième italienne de 1913, la troisième américaine (The Conquering Power)date de 1921 (Rudolph Valentino en Charles Grandet, j’ai regardé un quart d’heure grâce à Mlle Ioutube, et c’est quèq’chose) ; la deuxième Eugénie italienne est de 1946 (avec Alida Valli) et je note avec amusement une version mexicaine de 1953 (la star argentine du cinéma mexicain, Marga López, fait d’Eugenia une bomba latina pero porque no ?) et une soviétique de 1960 ; côté français c’est la télévision qui s’est tournée vers Eugénie à deux reprises (Maurice Cazeneuve en 1956, pas vu mais la critique du Monde de l’époque, signée Michel Droit, n’est pas tendre ; et pas vu non plus la version 1993 de Jean-Daniel Verhaeghe, dont Jean-Claude Carrière est le narrateur, et où Jean Carmet, lui-même fils d’un tonnelier de Bourgueil, et qui décéderait quelques mois après le tournage, devait faire un père Grandet bien à lui) ; il y a bien des Père Goriot et un Vautrin avec Michel Simon, mais pour les Illusions perdues, je ne vois rien au cinéma et je n’ai qu’un souvenir lointain d’une adaptation télé (Maurice Cazeneuve encore, 1966) où Yves Rénier (jeune, il était l’un des Globe-trotters,vieux il est devenu le Commissaire Moulin) jouait Rubempré ; je ne le voyais pas, n’ayant d’yeux que pour Élisabeth Wiener, qui est ma Coralie pour toujours.
En parcourant Ouiqui, on s’aperçoit que Balzac et ses chefs-d’oeuvre (ou pas) ont été mis à toutes les sauces dès l’âge du muet.
Que valaient La Duchesse de Langeais et le Ferragus d’André Calmettes (1910) ? Vers laquelle des nombreuses Peau de chagrin faudrait-il se tourner ? La première américaine, de 1913, l’allemande de 1917, l’anglaise (Desire, The Magic Skin) de 1920 ? La deuxième américaine (Slave of Desire)de 1923 ? Une allemande de 1939 ? Une russe (L’Os de chagrin)de 1992 ?
Fun fact : notre époque vient de produire deux Balzac coup sur coup ; sous l’Occupation il y en avait eu trois. Que les antivax persuadés que nous vivons en dictature n’en tirent pas de conclusion.
Revenons aux films. La Duchesse de Langeais (1942) de Jacques de Baroncelli, encombré de mots d’auteur signés Giraudoux, est assez radicalement grotesque, interprétation comprise. Passe encore pour Edwige Feuillère (la duchesse) mais le bellâtre Pierre-Richard Wilm est au-delà du supportable en Montriveau ; Le Colonel Chabert (1943), de René Le Hénaff (oui, comme le pâté) n’est pas mal (et pour une fois Raimu ne fait pas du Raimu (en tout cas il n’en fait pas trop) ; quant au Vautrin de Pierre Billon, il n’est pas sans faiblesses et ce n’est pas le génial Falstaff d’Orson Welles mais, compte tenu des pudeurs de l’époque, servi par le génie diabolique de Michel Simon, il est de structure solide, puissant par instants, et il met la caméra là où ça fait mal : la relation homoérotique de Vautrin et Rubempré (le beau gosse Georges Marchal, qu’on reverra dans un bon Grémillon, Lumière d’été) ; la lâcheté des hommes si facilement corruptibles par l’attrait du pouvoir, des honneurs et de l’argent – cette triste trilogie qui envoie les rêves au tombeau – quand ce n’est pas la peur qui s’en charge, la simple et terrible peur (peur de perdre, peur de mourir) qui les guide vers les plus belles bassesses.
Surtout, tout ça me donne envie de reprendre mes vieux Balzac – je comprends de mieux en mieux cette mienne trisaïeule lorraine qui passa l’essentiel de son vieil âge à le relire et à s’en émerveiller…
D’Eugénie Grandet (en cours de relecture, elle vient de tomber amoureuse de son beau cousin Charles, devenu pauvre et orphelin mais il ne le sait pas encore) cette sentence : « L’ironie est le fond du caractère de la providence » et ce fragment de la description du père Grandet : « Il ne faisait jamais de bruit, et semblait économiser tout, même le mouvement. »
PS. Revu Depardieu en Chabert et je confirme : le film est plus original que dans mon souvenir et à côté de Fanny Ardant, André Dussollier et Fabrice Luchini, tous trois zépatants, Depardieu n’est pas seulement bon (il est toujours bon) il est formidable, ce qui me donne l’occasion de citer le magnifique petit livre dont il a accouché il y a quelques années avec l’aide de Lionel Duroy : Ça s’est fait comme ça (édition d’origine chez XO, 2014, disponible en Livre de poche, no 3049) et qui commence par une phrase à laquelle je te mets au défi de résister, follohoueur/follohoueuse de mi corazon : « Ma grand-mère habitait en bout de piste à Orly, elle était dame pipi à Orly où je passais mes vacances quand j’étais gamin. »