POURQUOI ?

10 janvier 2020

POURQUOI ?

« Pourquoi a-elle attendu si longtemps » ai-je entendu une belle âme soupirer à propos du magnifique livre de Vanessa Springora ? La vraie question n’est pas là car V. (comme elle  a choisi de se nommer, reprenant  à son compte – l’initiale par laquelle M. Matzneff  -appelons-le GM- la désignait dans ses écrits) a  simplement attendu le temps de pouvoir écrire.

La vraie question serait : «  pourquoi ont-ils attendu si longtemps ? Ils : les éditeurs, les religieux hantés par le vertige de la débauche, les apôtres de la « libération sexuelle  – et jusqu’aux policiers et aux juges. Pourquoi alors tout était là, en pleine lumière – et depuis des années !- a-t-il fallu attendre qu’une femme courageuse  dise les choses  que beaucoup savaient?

A Paris, c’est un peu comme si pour se faire pardonner  leur indifférence ou leur soutien quand GM pouvait nuire, tous ses complices actifs et passifs  s’étaient entendus pour sonner l’hallali et lancer  la curée sur un commencement de cadavre

« On dit qu’il ne faut pas frapper un homme  à terre ; mais alors quand ? » le mot terrible (de Maurras ?) illustre bien la situation de GM.

Maintenant qu’il n’est plus qu’un vieillard égrotant et faible, tout le monde lâche courageusement M. Matzneff, devenu objet d’opprobre  et de  honte pour ceux-là même qui l’ont couvert,  financé, adoré,    subventionné, couronné du temps où, non content d’être  un prédateur sexuel de mineurs garçons et filles, il s’en vantait ouvertement et, quelque part entre Mauriac et Montherlant, passait pour un catholique « sulfureux ». Il faut admettre  pour un « paria », un « déclassé » il savait  faire du réseau, à droite comme à gauche, recrutant  tous azimuts ses hérauts, ses mécènes et ses VRP. Adoubé « grantécrivain »  côté  Nihil par Cioran et côté Nil par Mitterrand, il fallait Mme Bombardier, une vulgaire Québécoise, une mal-baisée sûrement, pour oser lui  rentrer dans la tronche.  Exhibant une missive d’estime présidentielle, il se débarrassait en un tournemain des peu curieux enquêteurs de la brigade des mineurs. D’un extrême l’autre (on retrouve d’ailleurs bien des noms communs avec les antisémites primaires ou secondaires cités par Mme Collet dans son remarquable petit ouvrage), tant de «gens-qui-comptent » ont été dans la combine, en toute connaissance de cause  – et pendant si longtemps- qu’on  ne sait ce qui de la honte, de la rage ou du fou rire l’emporte à les voir aujourd’hui jouer les vertueux. Gallimard annonce  avec une audace inouïe qu’il cessera de publier un « journal » détaillant fièrement depuis  des décennies  le catalogue des délits sexuels  d’un vieillard qui, même chargé au viagra et à la coke, ne doit plus être en état de déflorer  artistement les  délicieux culs  impubères de garçons de onze ans, comme il s’en vantait encore il y a peu. La décision éthique de la célèbre maison de la rue GG lui coûtera  peu car, signe que les  lecteurs sont souvent plus perspicaces que les « influenceurs », ces saletés dont on ne voudrait pas comme torche-cul  de peur d’attraper la gale, ne se vendaient presque plus. On est en droit d’espérer qu’aucune collection de type «  Bouquins » ne s’avisera  à l’avenir- sous couvert de la sacro-sainte liberté d’expression- de les rééditer, préfacées et annotées par un universitaire maurrassien. Comme je l’écrivais ici même il y a peu, il y a des « oubliés »  qu’on est heureux de  voir revenir à la vie ; en l’espèce,   nos enfants et petits-enfants  ne perdront rien à  ignorer cet oubliable.

Si l’on voulait s’indigner, on dirait : « c’est alors messieurs, du temps de la puissance de l’ogre GM, qu’il fallait prendre cette décision – et transmettre à la justice tous les éléments  qui auraient permis de le poursuivre pour les crimes commis et de l’empêcher de nuire à nouveau.

Pourquoi la police et la justice si ardentes aujourd’hui, ne se sont-elles pas déployées  quand il était temps ? Même sans  sombrer  dans le complotisme politico-littéraire, c’est un autre mystère. Mais alors, nous dit-on, c’étaient  « différent »- et M. Pivot, qu’on a connu plus avisé nous  rappelle qu’en ce temps-là, la littérature était au-dessus de la morale… de bien grands mots pour de  bien vilaines choses : les abus sexuels sur les  mineurs étaient punis par le Code Pénal dans les lointaines années 1970 et 80 comme aujourd’hui. «  Maladroit », présente comme excuse M.Beigbeider qui a contribué à couronner GM du Renaudot en 2013-  l’Antiquité, il y a sept ans. Entre les repentants qui présentent de balbutiantes excuses et les  non repentis qui prétextent « l’époque » – pas un pour maintenir ses positions  d’alors, ni même pour rappeler que GM, pour infréquentable qu’il soit, a « du style » ; on serait presque tenté, par  commisération, de commander un de ses livres chez son libraire – ou sur Amazon, qui continue à vendre (assez cher, j’ai regardé) le dernier tome du journal que GG le dégoûté à retardement ne diffuse plus.  Bah : la vie est trop courte pour lire les  livres majeurs qu’on n’a pas lus, relire ceux qui nous ont marqués ou, des nouveautés, lire ceux qu’on a envie de lire – je ne vais pas me tourner les sangs parce que je serai passé à côté de GM – comme de quelques autres, moins détestables certes, mais qui ne me tentent pas.

Il n’est pas impossible, comme  il le prophétisait-  qu’un jour peloter les petits garçons ou insérer un doigt dans le vagin des petites filles soit considéré comme un « initiation » au lieu d’un crime  – je suis soulagé d’avance  de ne pas avoir à vivre dans ces temps éclairés  de triomphe de la « philopédie » où des citations de Matzneff remplaceront dans les manuels scolaires les Diderot, Voltaire et autres Rousseau.

Revenons à notre livre et ne le quittons plus

Le  Consentement  ne serait, nous susurre-t-on  en provenance du  tabernacle tenu par   certains gardiens du temple littéraire,  « qu’un document » et  « pas vraiment de la littérature ».

Voire !

A supposer qu’un  individu éclairé ait la définition de ce qu’est la littérature, qu’il soit assez charitable pour me la faire passer : plus de quarante après avoir publié mon premier livre (au siècle dernier,  à l’époque où GM publiait  Les moins de seize ans où il annonçait la couleur), je ne la connais toujours pas.

Cela, les gardiens (une gardienne en l’occurrence) le savent : la littérature c’est Baudelaire, Nabokov,  Houellebecq. Rien à opposer aux deux premiers – quant au troisième qui a pour certains de ses livres exploré les  sites du tourisme sexuel, j’ai mes réserves.

Ce que je crois, ce que  ressens c’est que Mme Springora a écrit un beau livre, un livre fort où chaque mot sonne juste – n’est-ce pas assez proche de  l’idée (infiniment subjective) qu’on peut se faire de la littérature ?

.

Avec la même « matière »,  nous dit-on, que n’eût pas fait un « véritable écrivain » ?   Qui prétend que le Consentement  est un oeuvre comparable à Souvenirs de la Maison des morts ?  Pas son auteure (autrice ? je ne sais plus) qui a pris le temps qu’elle pouvait pour écrire ce qu’elle a pu au mieux de ses aptitudes, au plus clair, au plus sobre ,en allant puiser au fond des couches de douleur enfouies en elle.

Dans mon ignorance crasse de la littérature (suis-je un écrivain, même ? il ne suffit pas de publier des livres pour en être un), au-delà de « l’affaire », du « scandale »,  j’ai été  touché en profondeur par Le Consentement, un document, si l’on veut, comme il en est peu et qui démontre, à partir d’une catastrophe initiale, annonciatrice d’une vie naufragée  de plus,   les ressources d’une mystérieuse, d’une merveilleuse aptitude au bonheur. Souhaitons à son auteure/autrice  santé,  succès, joies et longue vie. Quant à  GM et à ses sinistres  poteaux, que le cul leur pèle et, comme disent les Ecossais, hope your  next shit is a hedgehog – j’espère que ta prochaine merde sera un hérisson.

Références :

Le Consentement, de Vanessa Springora, éditions Grasset, 2020,  210 pages, 18 euros.

Insistons sur l’éditeur, qui persiste et signe son soutien à des femmes  qui ont une paire d’ovaires bien accrochées. Le livre de V vient après le très beau et émouvant récit la Petite Fille sur la Banquise, d’Adélaïde Bon, publié il y a deux ans et réédité l’année dernière en Livre de Poche.

Un rappel : les terrifiantes et superbes cent pages de la Suspension, de Géraldine Collet (rue de l’Echiquier, 10 euros)