La mort de Sonny Mehta, le légendaire patron de la plus prestigieuse maison d’édition américaine, Alfred A. Knopf, me donne l’occasion d’une méditation de fin d’année sur ce métier, qu’à un modeste niveau j’ai exercé – et avec passion… Il ne touche pas seulement mon passé professionnel, mais aussi mon présent d’écrivain : « l’édition sans éditeurs », prophétisée il y a une vingtaine d’années par un pessimiste, est un cauchemar dans lequel nous sommes déjà.
Je ne peux prétendre – comme beaucoup dans l’édition mondiale qui le pleurent aujourd’hui – avoir été un ami ou un proche, tout juste si je l’ai parfois croisé dans les allées de la foire de Francfort, moi apprenti timide, lui auréolé du prestige d’éditer Cormack McCarthy, Jim Harrison, Toni Morrison et tant d’autres géants de la littérature américaine du XXe siècle.
Si ses goûts personnels étaient littéraires, il était aussi doté de ce « nez » qui lui permettait de ne pas dédaigner les bonnes affaires commerciales – de Michael Crichton, l’auteur de Jurassic Park, à Millénium et 50 nuances de Grey, il aimait vendre des livres à des gens qui en achètent ordinairement peu et savait mobiliser dans ce sens l’énergie d’une maison qui, quoiqu’ayant été absorbée dans un groupe international, conservait son aura et son âme.
Last but not least, dans un métier où tout se « formate », il savait faire des choix éditoriaux d’apparence improbable, comme publier les nouvelles d’un auteur inconnu ou – celui dont il se disait le plus fier – les 600 pages d’un roman à la structure complexe, à la limite de l’impossible : le merveilleux A Fine Balance, de Rohinton Mistry.
Ce tyran – car tout passait par lui, rien ne se décidait hors de lui – savait écouter à l’occasion. Ainsi, une de ses plus anciennes collaboratrices le convainquit-elle de traduire un écrivain hongrois oublié, ayant vécu dans l’anonymat aux Etats-Unis : après les Européens, les Américains purent découvrir les Braises et les romans du grand Sandor Marai.
Bye bye, Sonny ! Au paradis des éditeurs tu pourras boire ton whisky et fumer ta clope tranquille en lisant l’un des (rares) bons livres qui ont échappé à ta vigilance.
Références : L’équilibre du monde, de Rohinton Mistry, édition originale chez Grasset, réédition en poche 2003
Les Braises, de Sandor Marai : Albin Michel 1995, réédition le livre de poche/Biblio, 2003