PERES ET FILS

30 novembre 2010

 Yvan Audouard, écrivain français

 Mon père était un écrivain français mineur, qui ne possédait pas même un exemplaire des quelque soixante ou soixante-dix livres qu’il avait écrits. Sur la fin de sa vie, alors qu’il avait pratiquement perdu la vue et qu’une légère sénescence dessinait des boucles inattendues dans son cerveau, il lui vint l’ambition d’écrire ce livre qu’il n’avait jamais écrit et qui serait le plus beau. Devenus gris, opaques,  ses yeux de nouveau-né brillèrent d’un éclat nouveau de confiance et de certitude.

Les couloirs de l’hôpital, par lesquels il entendait la vie et la mort circuler sur roulettes, lui suggéraient des observations que le délire occasionnel ne rendait pas moins pertinentes, ni cohérentes. D’un seul regard sur un infirmier de passage, il saisissait quelque chose d’intime pour lequel lui venait le mot juste. L’humain entrait en lui à flots et pour lui, qui s’était vu toute sa vie en égoïste inguérissable, cette connaissance sans effort était un bouleversement de l’être. Elle lui faisait le mystère d’un don qu’il s’était obstinément refusé. Toutefois, cette consolation ne le libérait pas de la punition qui lui tombait sur la nuque avec le soir et dont nul regret sincère, nulle confession complète,  nulle imprécation ne parvenaient à le libérer vraiment – jusqu’au bout il lui fallut demander pardon, un pardon qui lui était accordé de tous côtés et que pourtant il se refusait à lui-même avec une obstination lancinante.

Une des premières choses dont il exprima le besoin en arrivant à l’hôpital Georges Pompidou fut un stylo. Cela faisait des mois, des années qu’il n’en avait pas tenu un, mais il était illuminé par l’urgence d’écrire, enfin, ce livre. Comme tout écrivain qui se respecte, il en cultivait le secret et on n’en pouvait deviner l’ampleur qu’à sa pureté d’intention. Il tenait le stylo et le roulait entre deux doigts, en en faisant l’offrande à la lumière, voile derrière lequel il devinait des silhouettes à force d’habileté,  d’habitude, et par la grâce de son oreille infaillible. A cet instant où il gardait le silence, une certitude sans faille l’habitait, celle d’être cet écrivain qu’il n’avait jamais été – par excès de dons, et cette cruelle facilité qui lui faisait expédier une commande en quelques heures, par mépris de lui-même et manque de foi, par indifférence ou distraction – et non pas en puissance mais réellement. Aucune ligne ne serait plus écrite de cette œuvre-là, qui existait pourtant en lui dans son intégralité, lui procurant une jouissance qu’il ne s’était jamais autorisée – avec modestie les premiers temps, puis, au fil des années, un orgueil croissant qu’il laissait prendre pour de la vanité de peur que l’on ne devinât l’absence de limites posées à cet élan tardif.

Dans la force de son âge il avait été de ces écrivains pour qui les livres sont un prolongement de la conversation ; l’image d’enfant que j’avais de lui était le profil d’un homme assis à son bureau, agitant les mains et parlant pour convaincre un interlocuteur imaginaire, flottant quelque part entre le ciel et la terre. Il émettait des rires silencieux et ponctuait ses phrases de signes de tête qui, sur le papier, devaient se transformer en autant de virgules ou de points d’exclamation. Dans la tradition qui était sienne, l’écrit n’avait jamais pris de valeur sacrée ; il était encore une transformation de l’oral, un conte qui n’est jamais le même parce que celui qui l’écoute change aussi – et la couleur du ciel, l’humidité de l’air, la direction du vent.

Les deux dernières années je l’accompagnai à quelques signatures – exercice que je n’avais jamais aimé et où, perpétuellement embarrassé de moi-même, j’enviais son aisance – pour le pur plaisir de le voir écrire avec chacun de ses visiteurs (car derrière des tréteaux anonymes, c’est une maison qu’il créait, où les hôtes de passage se sentaient bienvenus) de ces nouvelles qui mélangeaient des anecdotes minuscules avec les banales tragédies de la vie. Peu importait alors qu’il n’eût rien publié depuis quelque temps, que ses fans possèdent à peu près tous ses livres (certains dans des éditions différentes) – ils s’inventaient si nécessaire l’anniversaire d’une cousine pour se donner le droit de rester avec lui. Quand ils insistaient pour acheter du nouveau, il inclinait la tête vers moi et disait : « Voyez la boutique à côté ».

Il y a quelques années, quand après deux décennies d’une autre vie, je venais de publier mon deuxième « premier roman », il eut une phrase étrange. Incapable déjà de lire plus de quelques mots, et ayant renoncé depuis peu aux divers trucs qui le rattachaient à l’écrit – de la loupe jusqu’à la visionneuse grossissante – il glissait peu à peu dans un monde flou qu’il me décrivit plus tard, assis sur un canapé, les mains sur les genoux, me racontant avec le sourire qu’il avait cru ne pas passer l’hiver mais que le printemps était, après tout, une surprise agréable. Son univers stable commençait à vingt centimètres et se terminait à deux mètres : en deçà et au-delà, tout virait au gris et les formes flottaient, fantômes qu’à la voix on pouvait discerner amicaux mais qui pouvaient aussi bien être des illusions, de la famille de ces taches noires qui, un temps, lui avaient encombré les yeux. Déjà – et depuis longtemps – privé d’odorat, il était pourtant – et il resta – d’une intelligence animale pour ne rien laisser voir de cette fuite progressive de son entourage et du monde dans une terra incognita aux contours incertains. Il accueillait chacun avec la même prudence joviale et pouvait tenir une conversation sans savoir avec qui pendant tout le temps nécessaire. Il faisait du monde un village où l’étranger n’existe pas car, en quelques phrases, il s’est inévitablement révélé comme l’ami d’un ami. Il avait une façon de donner immédiatement à un inconnu ce qu’il ne s’embarrassait pas de livrer à ses proches qui avait pu nous exaspérer mais qui, alors, commençait à lui donner une aura de sagesse socratique, dans sa version orientale, yeux bridés obligent. Son indifférence tournait à l‘équanimité et, avec la beauté antique de son visage qui se creusait, lui venait une façon souriante, profonde, de considérer chacun également et de lui donner le meilleur de lui-même. Goethe, qui relevait ce trait chez l’Electeur de Prusse, l’aurait aimé chez lui : il était devenu le même avec chacun et à chaque instant ; nul ne pouvait attendre de lui plus que cela (mais justement, alors, il nous avait enfin éduqués à ne plus nous en étonner ou en souffrir), mais nul non plus ne pouvait être privé de ses traits d’humour, qu’il lâchait avec une grâce dénuée d’affectation, ses yeux perdus vers le haut, charmé de ce qu’il voyait en ces heures où il ne voyait plus.

Si nous étions à Fontvieille il était le plus souvent assis sous l’abricotier où il accrochait religieusement, au début de chaque été, la clochette donnée par un ami  disparu; il y avait attaché une étiquette où se délavait l’encre des derniers mots, peut-être, tracés d’une main tremblante où s’appliquait encore le sage écolier qu’il avait été : « la clochette de Charles ». Par les jours de vent elle tintait et lui rappelait son ami, un homme doux qu’on appelait « Poupon » et qui ne savait pas se plaindre, ne parlait que pour donner et se taisait quand il avait mal, un léger souci se glissant à peine dans son sourire. Là encore ses yeux s’échappaient vers le haut et il prononçait son nom comme il eût prononcé celui d’un saint, dont l’intercession apportait le beau temps et calmait les esprits comme les vents.

Ce qui rétrécissait son champ de vision atteignait également son cerveau, sans le priver (ou l’épargner) de sa lucidité. « Autrefois, si j’avais touché une phrase dans un chapitre, je savais exactement et presque par cœur tout ce qui précédait et tout ce qui suivait. Et maintenant que c’est devenu tellement important (parce que dans ces années, tu n’imagines pas comme je m’en foutais !), je ne me souviens même pas de la phrase que je viens d’écrire – et ce n’est pas seulement parce que je n’arrive pas à la relire. »

S’il était la source d’un agacement passager, cet effacement permanent de l’espace intérieur et extérieur ne le séparait par pour autant de lui-même : il le réduisait au présent, mais lui permettait dans ce réduit d’être lui-même avec une gracieuse intensité.

Il travaillait alors, inlassablement, à la rédaction d’un volume de « Pensées »  qu’il ne cessait plus jamais d’améliorer ou de retrancher et qu’il intitula pour finir (ou commencer) « provisoirement définitives ». Cette suspension lui convenait et si une lassitude le convainquit enfin de lâcher sa copie, ce ne fut pas la sienne, mais la nôtre ; oui, nous aurions pu le laisser baguenauder ainsi chaque jour dans son jardin de pensées afin de le laisser insensiblement entraîner son « provisoirement définitif » dans la relative éternité vers laquelle il se dirigeait, sans hâte excessive, « d’accord mais de mort lente », comme eût chanté son ami Brassens. De la même façon, il s’engageait sans cesse dans de nouvelles et solennelles promesses de me remettre le manuscrit du Rendez-vous de Saigon, la suite de son roman d’enfance. C’est alors qu’il s’enflammait pour une date, c’était sûr, oui, sûr et certain, il ne pouvait plus longtemps nous décevoir. Il me fallait naviguer entre le désir de ne pas le blesser par indifférence et la certitude intérieure que ce rendez-vous était de ceux que l’on remet toujours, et heureusement, au lendemain.

Il m’appela donc – et je savais qu’il n’avait pas lu mon livre mais que ma mère lui en avait lu des passages – et nous partîmes dans une de ces conversations où l’on se trouve agréablement d’accord sur tout sans vraiment parler de rien. « Tu es – me dit-il finalement en coq-à-l’âne, avec sa jovialité coutumière – l’écrivain que je n’ai pas été. » Plus jeune, j’aurais eu le cœur battant de cette surprenante soumission d’un homme que j’avais soupçonné parfois d’être curieusement – médiocrement – jaloux. « Ne te trompe pas », ajouta-t-il aussitôt. Ce n’est pas de ton livre que je parle, même si c’est très beau. C’est que tu mènes la vie que je n’ai pas menée. Oui, » insista-t-il, « tu mènes une vie d’écrivain. » Son envie s’exprimait sur le ton de la constatation tranquille, presque détachée. A la manière de Simenon mais sans rien de sa féroce méthode, il avait été capable d’écrire un livre en trois jours (il disait deux, mais son exagération méridionale avait installé chez moi l’habitude pusillanime d’un convertisseur automatique). Le whisky était dans ces années son seul carburant, d’où une passion qui aurait pu l’abîmer, comme tant de ses amis, mais à laquelle il survécut et dont, sur le tard, ne demeurait qu’une tendresse résiduelle mais indéfectible – quels que soient les dégâts avérés du produit, il n’en aurait pas dit plus de mal que d’un ami d’enfance tourné mauvais garçon mais qui vous défendait à la récré. Plus le temps passait moins il en buvait et plus le temps de composition de ses livres s’étirait, lui faisant reprendre pour les derniers des mots, des phrases, des chapitres, répétant « Cela ne va pas » sans jamais se lasser. Un mauvais mot lui faisait froncer les sourcils, une fausse cadence l’exaspérait jusqu’à l’insomnie. Il avait la conviction intime de n’avoir pas le génie libre d’un Picasso, qui seul eût permis à cette exigence de ne pas se consumer, de ne pas le maintenir dans un état d’insatisfaction permanent. Il acceptait pourtant ce handicap avec courage, comme un de plus de ces maux « provisoirement définitifs » qui l’affectaient, de la prostate aux yeux en passant par les poumons.

Le logiciel de gros caractères amenuisait sans cesse le nombre de mots sur l’écran ; mais ni sa vue diminuée, ni son esprit ralenti ne le lassaient de retirer encore des mots, si bien qu’à la fin on aurait pu dire que n’écrivant plus il écrivait encore et que, de retranchement en retranchement, il sculptait enfin cette statue intérieure dont parle le philosophe Plotin, éternellement maintenu dans cet état de suspension, les yeux dans le vague, la main levée, dans lequel chaque écrivain reconnaît son heure de grâce et son moment de terreur. Il n’est pas difficile de tracer les quelques mots décrivant un artiste au bord du vide ; mais quand on est pris de ce vertige et qu’on respire encore, quand on reconnaît sans crainte particulière la mort, pourtant proche, c’est là en effet qu’on est libre.

Au fond de moi-même, moi qui étais devenu un de ses éditeurs, j’avais accepté d’être le dépositaire de ce manuscrit qu’il n’écrirait plus, de l’accompagner avec douceur, d’amener à fruition – c’est-à-dire au néant – le pétillement des artifices par lesquels il marquait son ancienne facilité, en même temps que le retrait qu’il s’imposait désormais, avec une humble fierté, à l’extrême.

Editeur d’un livre imaginaire (au moment où j’écris ces lignes je n’ai toujours pas lu les quelques chapitres en ma possession de ce Rendez-vous, qui se trouve donc pour moi aussi pris et reporté), je lui devais une foi égale à la sienne. « La vérité du dimanche », « les entretiens imaginaires », il avait au long de sa vie mis un point d’honneur à traiter l’exactitude comme une hypothèse ; la prétention à détenir la vérité lui paraissait un signe dangereux, même et surtout quand elle s’appuyait sur des faits difficilement contestables. Dans le Sabre de mon père, ce roman d’enfance que j’avais publié, il s’était ingénié à se vieillir de sept ans, pour le pur plaisir de pouvoir se prêter des souvenirs de la Première Guerre mondiale qui ne pouvaient pas être de son âge (il était né en 1914). Une anecdote à laquelle il revenait souvent, lui qui se répétait peu, était celle de Giono décrivant pour la revue du Reader’s Digest « l’homme le plus extraordinaire que j’aie jamais rencontré » et s’étonnant qu’une équipe de télévision eût été dépêchée des Etats-Unis pour interviewer ce personnage. « Et parce que vous voudriez qu’il existe ! » se serait exclamé l’homme de Manosque.

Mon père avait séduit des auditoires et des éditeurs en leur racontant des livres achevés dont il n’avait pas écrit la première ligne, des histoires qu’il rendait si merveilleusement vivantes le temps d’une rencontre, se nourrissant de l’ébahissement et des sourires, que la nécessité de les coucher par écrit le quittait à jamais.

Ce n’était pas qu’il manquât de parole : il finissait toujours par écrire le livre évoqué mais c’en était un autre. Sa rubrique préférée, quand il corrigeait les épreuves d’un ouvrage, n’était pas la bibliographie qu’il laissait toujours incomplète, voire fautive, mais celle des ouvrages « en préparation ». Ils avaient des titres merveilleux et des promesses si belles qu’il était inutile de les tenir. On pourrait dire que pas un ne vit le jour mais ce serait inexact : ils existèrent intégralement dans les quelques mots de leur titre, avec une perfection de papillons immortels, et sans rien des regrets attachés aux manuscrits perdus, du moins avec leur auteur, comme celui que Paul Nizan serrait avec lui quand il fut tué près de Dunkerque, ou même comme l’impossible Bataille des Thermopyles qui aurait été l’Iliade et l’Odyssée de Flaubert.

Il avait avec le temps des rapports de jongleur : des livres m’arrivaient finis – dont il ne m’avait jamais parlé – et quand il m’annonçait pour la semaine suivante les cent premières pages d’un manuscrit, je pouvais être sûr qu’elles ne me parviendraient jamais – non nécessairement qu’il ne les eût pas écrites, ainsi qu’en témoignent les tiroirs pleins de fragments que nous avons retrouvés après sa mort – mais parce que ça n’allait pas, pour une raison ou pour une autre, ça n’allait toujours pas.

Longtemps il n’avait pas compris ce qui le séparait des grands écrivains qu’il avait admirés. Il les avait lus, depuis son Rabelais édition Pléiade 1939 jusqu’au volume déchiré de Guerre et Paix dans la même collection ; mais ils n’étaient pas pour lui des maîtres écrasants, plutôt des « copains d’abord » ; il n’ignorait pas l’Idiot de Dostoïevski mais Tortilla Flat avait eu sur lui plus d’influence. Son mémoire de certificat de philosophie avait eu Nie