ON VEUT MON BIEN

24 novembre 2021

Je ne peux pas allumer la télé ou mon téléphone sans sentir aussitôt une irrésistible vague de bienveillance rouler vers moi. Pas un annonceur qui n’ait, chevillé au corps, le désir de me faire progresser, de me sauver, avec l’humanité, des dangers qui m’assaillent. Pas un qui ne prône la tolérance, la diversité, le respect de l’Autre – sans compter le bien-être animal. C’est bien simple, ils ont tous lu Martin Buber et Emmanuel Levinas, Edgar Morin ou Élisabeth de Fontenay et Pierre Rabhi et ils ont été convaincus de la nocivité de leur activité antérieure, consistant à concevoir, fabriquer et diffuser massivement des saloperies toxiques pour l’individu, l’environnement et la planète. Nous voici entrés dans l’ère des commerçants philosophes, qui sont à notre époque ce que les rois philosophes furent, au siècle des Lumières, sous l’influence de Voltaire, Rousseau ou Diderot. Comment ne pas le voir et être empli d’optimisme ? Ce Bien ne triomphera-t-il pas des forces destructrices à l’oeuvre ? Et quel bel exemple le capitalisme ne nous montre-t-il pas ? Vaincu non par les ennemis haineux acharnés à sa destruction violente, mais par lui-même, par la conscience et le regret sincère de ses fautes et le désir irrépressible de les rattraper ?

Dans mes moments de doute, je me rassure : les dirigeants politiques, à quelques exceptions près (Poutine, Erdogan, Xi Jinping) veulent mon bien, les acteurs économiques globaux aussi, tout est bien.

Alléluia ! Je suis sauvé, mes enfants et petits-enfants également ; je peux me couler un Nespresso et charger ma batterie électrique.

Je le sais, je le sens et c’est bon : on veut mon bien. Comme le dit l’affiche aperçue à la fin du génial Brazil du non moins génial Terry Gilliam : Happiness, we are all in it together.

 

Références

Brazil, film de Terry Gilliam (1985) avec Jonathan Pryce, Michael Palin, Kim Greist, Robert De Niro, Katherine Helmond, Ian Holm et Ian Richardson. Scénario du grand Terry avec Charles McKeown et Tom Stoppard. Un certain Yves Duteil est indiqué au générique comme location manager des scènes tournées à Marne-la-Vallée, mais je ne sais pas si c’est « le » Yves Duteil de Prendre un enfant par la main et autres. Vérification opérée par  Malcampo (si je l’ai déjà dit je le redis et le re-redirai : elle sait presque tout et vérifie le reste). Son nom est Dutheil, francisé en Duteil dans les génériques destinés à la VF.

Happy Together, chanson des Turtles (1967) écrite par Alan Gordon et Garry Bonner. Plusieurs reprises dont l’une, légendaire par Frank Zappa et les Mothers of Invention (Live At the Fillmore East, 1971).

Happiness is a Warm Gun : chanson des Beatles écrite par John Lennon et figurant sur le double album blanc (1968).

Le Bonheur, bizarre mais bon film d’Agnès Varda (1965) avec Jean-Claude Drouot (Thierry la Fronde à la télé, référence pour les vieux), Claire Drouot et Marie-France Boyer.

Le Bonheur des petits poissons, merveilleuse collection de chroniques de Simon Leys (2005-2006), réédité en Livre de poche.

Propos sur le bonheur, traité du philosophe Alain (1925), disponible en collection « Folio ».

L’Art du bonheur, écrit par Howard Cutler avec le Dalaï-Lama, quatorzième du nom (1998), a été un best-seller mondial publié en France chez Laffont à l’instigation de votre serviteur et de son compère éditeur percussionniste Abel Gerschenfeld qui ne l’avaient lu ni l’un ni  l’autre, mais si je me souviens bien, c’est une dauberie bien-pensante sans grand intérêt, quoique… un peu plus qu’un autre bête-seller La Bible : le code secret, de Michael Dronin (1997) dont les droits français furent acquis à l’aveugle par le même couple de voyous. Quoique… le tome II était pire.

Quant à Du bonheur, un voyage philosophique, de M. FrédéricLenoir, je ne l’ai pas lu, mais je crois qu’on peut s’en passer.

NSP sur Sept façons d’être heureux, ou Les paradoxes du bonheur de Luc Ferry, ni sur les deux tomes du Traité du bonheur de Robert Misrahi.

Pour Sénèque, toutes les occasions de le lire sont bonnes : les traités, dont De la vie heureuse (ou Du bonheur) sont disponibles en différentes éditions comme l’est De la brièveté de la vie. Malgré l’épouvantable dérive de la collection « Bouquins », devenue une crapoteuse maison d’édition, il faut se souvenir qu’à son catalogue figure l’édition de référence des Lettres à Lucilius, précédée d’une extraordinaire introduction de Paul Veyne.