Ma première visite date de plus de quarante ans, j’y suis retourné régulièrement, nous y avons même habité trois ans, j’ y compte des amis de toutes classes et origines – et avec ça, je ne connais pas New York, New York continue à m’étonner, à me rappeler la remarque du grand journaliste et écrivain E.B. White : « New York est une ville de choses inaperçues. » – chats qui se glissent dans un renfoncement, plaques d’immatriculation personnalisées semblant contenir un code à destination d’espions fantaisistes, traîtreuses flaques de boue, boutiques recluses dont il est ardu de deviner ce qu’elles vendent exactement, silhouettes qui, sans être excentriques, recèlent un persistant mystère…
Impressions sonores, visuelles, olfactives de cet été.
Trois odeurs d’abord.
Pour les Parisiens se plaignant de Mme Hidalgo et lui reprochant chaque tranchée dans un trottoir ou la chaussée, New York est un vaste chantier : de ses rues défoncées montent des fumées et, là où des ouvriers rebouchent (plus vite qu’à Paris, c’est vrai), cette odeur de goudron brûlant qui est pour moi l’odeur de la ville.
Des chantiers il y en a aussi sur les trottoirs : l’échafaudage de la maison voisine de celle où nous avons vécu et séjournons encore vient de tomber après trois ans de travaux mais l’école primaire est en réfection et en passant sous l’échafaudage on hume une puissante odeur de cannabis, doublée d’une non moins puissante odeur d’urine ; quant à l’odeur des barquettes en alu ou en carton où traînent quelques restes de junk food, je ne m’en approche pas, je laisse ça aux rats qui sont en train de devenir les rois de New York.
Il y a le Quad, l’IFC, l’Angelika, d’autres que j’oublie… le Metrograph est le plus beau cinéma « art house » de New York et l’un de ceux qui proposent autre chose que Barbenheimer, le film de l’été, contraction des titres de deux films à succès très différents : dans le coin du Lower East Side que Jean-Michel Basquiat, dix-huit ans, arpentait pour vendre un tableau et payer son loyer, ce multiplex art et essai programme des films européens, asiatiques (et même, comment ai-je pu rater ça ? un festival de courts-métrages soudanais) et, en entrant dans la salle où nous allons voir le subtil et charmant, excellent film coréen-américain Past Lives, je sens une odeur de tabac si âcre que, remontant par mes narines, elle me prend à la gorge. Personne n’a fumé dans cette salle depuis un demi-siècle et pourtant malgré les rénovations, l’odeur s’attache aux murs, aux rampes, aux sièges, évoquant des générations de cinéphiles fumeurs depuis longtemps disparus. Quand nous allions découvrir les films noirs américains à la cinémathèque Chaillot, au Studio 28, au Mac-Mahon, au Champo ou dans les autres salles art et essai du Quartier latin, nos cousins new-yorkais venaient ici voir Andreï Roublev ou Les Chevaux de feu, Les 400 Coups ou À bout de souffle, Rashômon ou Les Contes de la lune vague après la pluie.
L’odeur qui a disparu des rues, c’est celle des chevaux. Il y a une vingtaine d’années quand nous nous étions installés, passaient encore quelques policiers à cheval. Mon ami Thorner, dont le fils jouait au soccer (le foot, le vrai) avec notre Ulysse, avait organisé pour les gamins de l’équipe et leurs parents une visite des écuries de la police montée.
Je retrouve en revanche l’odeur des vieux paperbacks dans les travées de la librairie du Strand, sur Broadway, où j’apprends que le Westlake convoité était en rayon mais a été vendu, alors mon pote Danny m’entraîne à un demi-bloc de là dans une petite librairie d’occasion, Alabaster, et je n’y trouve pas mon Westlake, mais un autre dont le sous-titre (A Novel of Crime and Confusion) est une délicieuse promesse.
Troisième librairie d’occasion, East Village Bookssur Saint Marks et là ils ne connaissent même pas Westlake (ces jeunes, je vous jure, faut tout leur apprendre !) mais je traîne, je muse et dégotte au pif le volume de nouvelles de Scott Fitzgerald que Stanley a offert à Chester en décembre 1961. Le bouquin est en bon état – peut-être que Chester n’a pas été au-delà du premier récit, Le Palais de glace (1920), super-bien écrit, mais prévisible et finalement banal.
En quittant l’East Village et en remontant la 3e Avenue vers Union Square, je note le nombre de gens (des hommes le plus souvent) qui parlent tout seuls, qui hurlent tout seuls, qui s’engueulent avec eux-mêmes, le Seigneur, ou leur ex – pas une bonne idée de leur poser la question, car la plupart du temps ils ont la mine très en colère et vaut mieux pas prendre le risque, car chez les zarbis new-yorkais (New York est la capitale mondiale de beaucoup de populations persécutées du globe, mais en tête viennent les zarbis – certes il y a des zarbis partout dans le monde, mais la proportion de zarbis susceptibles d’exprimer leur fureur par l’agression verbale ou physique est plus élevée chez les zarbis new-yorkais.)
Au coin de la 10e Rue, je croise un type qui pousse un grand caddie de supermarché débordant de trucs : ses « courses », c’est un paquet de saloperies ramassées dans les poubelles. Ça aussi on le voit à Paris mais ici, c’est l’Amérique, mon pote, et il me semble que le caddie est XXL. D’autres se baladent avec de grands sacs en plastique et ramassent canettes et bouteilles vides dans les containers.
Types seuls allongés sur des cartons dans un coin, ça, on connaît mais ici y en avait moins, et aucun comme cette version black de Charlie (l’excellentissime Brendan Fraser dans The Whale), trois cent livres de chair collées au trottoir dont on se demandecomment elles pourront s’en détacher ; types effondrés dans leur fauteuil roulant, types assis fumant leur joint ou buvant leur Bud (ou les deux) sur les stoops des maisons style anglais des quartiers chics, types en groupe tenant le poteau devant les (rares) immeubles de logements sociaux, dame aux longs cheveux gris qui fume seule, assise à la terrasse d’un restaurant fermé. Misère, misère…
On parle de tout ça avec un vieux pote journaliste : crise sociale, inflation – avec un demi-panier chez Gristedes, le Monop local, la caissière t’annonce 100 balles et ça sert à rien de couiner, parce que :
- – c’est pas de sa faute ; on espère que, comme May Bellamy, l’éternelle compagne de John Dortmunder, le héros récurrent de Westlake, elle peut se tirer discrètement après le boulot avec un sac de provisions.
- – elle est super gentille et te propose spontanément son aide en t’appelant « sir » puis « honey » ;
- – toi, tu viens à pied alors qu’elle se tape une heure de train aller, une heure de train retour – ça, c’est dans l’espoir qu’il n’y ait pas de travaux sur la ligne.
Misère, misère… On en parle avec un vieux pote journaliste. Crise du logement, crise du Covid, faiblesse de la prise en charge des malades psychiatriques, il y a dans les rues de la ville un nombre croissant de gens qui auraient un grand besoin d’être aidés mais sont livrés à eux-mêmes.
J’approche du coin de East 19th où je cherche la dernière adresse indiquée par Westlake pour John Dortmunder, le gentleman cambrioleur dépressif, héros de sa série la plus célèbre, et j’entends un bruit inhabituel : tambours et chants, ce sont des gens qui manifestent. Dans ce pays, personne ne l’ouvre pour protester à plus d’un, sauf peut-être à cause de Trump (pour Trump, pauvre victime de l’acharnement du système, contre Trump qui devrait être en prison pour ses crimes) ou de l’avortement (prolife, c’est-à-dire contre le « génocide » de l’avortement, ou prochoice, c’est-à-dire pour le droit dont les femmes jouissent chez nous depuis cinquante ans grâce à Simone et Giscard) ;je repense à cesympathique chauffeur de taxi qui, nous ayant entendus parler français, nous a mis Jolie Môme à la radio, puis a observé que nous avions bien de la chance de vivre dans un pays où les gens manifestent contre le gouvernement quand ils sont mécontents.
Que se passe-t-il ? Les travailleurs sont-ils en révolte ? Non : c’est un piquet de grève d’écrivains de la WritersGuild. Ils sont en grève depuis plusieurs semaines – et il en a fallu beaucoup pour que ces individualistes forcenés (au pays où l’individu est roi, ils sont avec les milliardaires, mais dans des conditions économiques moins favorables – les plus individualistes) posent le stylo et repoussent le clavier. Sans eux pas d’histoire et sans histoire pas de script et sans script pas de film, pas de série, pas de Nettefliquece, de Ouarnère, de Dissenez, de Drimeoueurques, de Paramounnteuh, de Sonipiqutcheure, d’Achebéomaxe, d’Appeule Tévé, d’Amazone Praïme ; sans eux pas de studios grands ou petits, pas de plateformes, rien, que dalle, que pouic, nib. À part quelques stars, la condition des acteurs n’est pas fantastique mais les écrivains, à quelques exceptions près, c’est le lumpenprolétariat d’Hollywood. Et quand ils demandent à revoir leurs conditions de rémunération parce qu’ils ne touchent rien, que dalle, que pouic, nib, sur les nombreuses rediffusions télé, les biguebosses ne les calculent que lorsqu’ils se mettent en grève : alors la première et généreuse proposition c’est : rien, que dalle, que pouic, nib, mes fesses. Bref, on les envoie se faire foutre avec un cynisme en comparaison duquel Macron, Borne face aux syndicats, c’est total respect. D’après des potes écrivains et producteurs loin d’être des rouges, les véritables discussions n’ont débuté qu’après des semaines de grève – encore aujourd’hui, quand toute la production américaine est paralysée, des professions entières de techniciens se trouvent en chômage longue durée, et certains patrons de studio continuent à dire no, non, niet, nein, va te faire empapaouter chez les Grecs, fuck off, vete a la mierda, va fanculo, fick dich, poshel na khuy, nichts, nothing, nada, niente di niente, nitchevo, rien, que dalle, zéro, circulez y a rien à voir, en tenant ce raisonnement humanitaire : « Les écrivains arrêteront de nous faire chier le jour où pour manger ils seront obligés de vendre leur maison. Et s’ils sont pas contents, on les remplacera par ChatGPT. »
Malgré ce sens particulier de la négo, il paraît que les discussions avancent, que les propositions des biguebosses hollywoodiens sont passées de zéro, rien, que dalle, que pouic, nib, à des miettes. Comme on n’arrête pas le progrès, un accord est en vue pour le mois de décembre, novembre si tout va bien. En attendant, notre amie productrice indépendante a organisé au Metrograph justement (tu as follohoué, le cinéma qui sent le tabac) une petite festouille pour grévistes et chômeurs qui conservent la bonne humeur.
Les sons, toujours les mêmes : les sirènes de police, les ambulances, les pompiers, les ghetto-blasters à fond des types qui trouvent que leur rap c’est la meilleure musique du monde et si t’es pas d’accord, à quatre heures du matin par exemple, mets tes boules Quiès), idem pour ceux qui passent en voiture avec le sound system si fort qu’il couvre le bruit du moteur.
Ce pays a la passion du bruit : supposons que tu trouves un restau où la musique n’est pas à donf, tes voisins de table vont continuer à hurler.
« I’m here to help you ». Qui a dit que si tu étais dans la débine personne ne te tendait la main ?
Remarquant ma démarche légèrement claudicante, un jeune homme m’interpelle : aurais-je un problème de prostate ? Si c’est le cas, il dispose justement d’un produit miracle et c’est mon jour de chance, il en a une réserve dans son coffre. Une autre décèle l’avéciste en moi et m’indique un centre de rééducation qui fera des miracles ; un troisième me demande si je ne chercherais pas, par hasard, un(e) auxiliaire à domicile ; si oui il connaît justement quelqu’un de très bien mais non merci c’est gentil, pas besoin, je passe.
Toujours plus de panneaux « À louer » ou « À vendre », toujours plus de devantures fermées, loyers trop chers, vie trop chère… les pauvres et les « moyens » se sont en grande majorité déjà éloignés de Manhattan ; maintenant les moins riches des riches commencent à en faire autant.
En 2004, nos amis de gauche se préparaient à quitter la ville (et le pays) si Bush Junior était réélu ; en 2023, les mêmes amis font la même annonce au cas où Trump repasserait. Qu’en sera-t-il ? Le célèbre skyline new-yorkais ressemblera-t-il dans quelques années au paysage postapocalyptique de certains films catastrophe et ses rues seront-elles des déserts où, au milieu des rats rois, quelques junkies décharnés se nourriront d’ordures ?
En attendant, moi, j’ai toujours pas trouvé mon Westlake, même dans le superbe Mysterious Bookshopde Tribeca où les étagères débordent de merveilles du polar d’hier et d’aujourd’hui. Pour me consoler, j’ai acquis mon premier Tucker Coe, un des nombreux alias de Westlake, ainsi que le dernier Lawrence Block, un de ses bons potes – dans leurs younger and more vulnerable years, ils ont cosigné du soft-porn ensemble – qui, lui, est encore en vie et productif.
Pour terminer ma tournée sur une note heureuse, je me suis arrêté acheter quelques paires de chaussettes chez Reminiscence, ma boutique préférée de New York – et là il y avait toutes les chaussettes dont je pouvais rêver, et même d’autres. Tout n’est pas foutu, donc, car tant qu’il y a de la chaussette il y a de l’espoir.
Références
The Strand : 828 Broadway.
Alabaster : 122 4th Avenue.
East Village Books : 99 Saint Marks Place.
The Mysterious Bookshop : 58 Warren Street.
Reminiscence : 74 5th Avenue.