Est-ce l’âge, la paresse ? Ma curiosité pour les « nouveautés » (de l’été, de la rentrée) est limitée et je préfère consacrer mes lectures à la (re) découverte de quelques classiques vieilleries de l’Antiquité – xxe siècle et avant. L’été dernier je n’ai pas quitté Léo Malet et son détective Nestor Burma, à Noël j’ai enchaîné les Simenon avec le commissaire Jules Maigret, et cet été, c’est Donald Westlake et son héros voleur John Dortmunder, un cambrioleur qui n’a pas le chic très gentleman d’Arsène Lupin, mais un charme new-yorkais bien à lui.
Après avoir servi en Corée (un point commun avec Dortmunder), Donald E. (Edwin) Westlake a commencé à envoyer ses premiers essais littéraires à divers magazines ; il a essuyé plus de deux cents refus avant de voir sa première nouvelle publiée. À son retour d’Asie, tout en continuant à écrire, il a travaillé pour l’US Air force avant de gagner sa croûte comme employé d’une agence littéraire de New York. Ses premiers romans, donnés par mon ami Ouiqui pour du porno soft, ont été publiés sous les pseudonymes d’Alan Marshall ou Alan Marsh : honnêtement, follohoueurs, follohoueuses de mon coeur, je n’ai pas lu Tout sur Annette, L‘Été de la vierge, La Vierge apprentie, Faim d’hommes, Sally, Appelle–moi pécheur, Proie du péché ni Toutes les filles étaient d’accord. Est-ce par lassitude, appât du gain ou par jeu que Donald a gracieusement prêté ce premier pseudonyme à divers camarades écrivains de sa connaissance ? Le tout sans informer des changements son éditeur d’alors, qui aurait pu en être troublé.
Avant de publier ses premières nouvelles et son premier roman sous le nom de Westlake ce génial polygraphe a utilisé une bonne quinzaine d’alias : il est le Pessoa du roman policier. Si le poète portugais concevait des biographies différentes pour chacun de ses doubles, ceux de Westlake ont en commun d’être, comme lui, nés à New York City, Westlake a réservé le meilleur à son nom de naissance : près de quinze ans après la mort de leur auteur (au Mexique, d’une crise cardiaque, en route avec Mrs W. numéro trois pour une fête de réveillon de la Saint-Sylvestre), la série des romans consacrés aux aventures de son héros braqueur John Dortmunder demeure un indémodable bonheur de lecture et de relecture.
Selon mon fidèle ami Ouiqui, Westlake, déjà créateur (sous le pseudo Richard Stark, son alias le plus prolifique) de Parker, un malfrat à la tête froide qui ne rate jamais ses coups, s’est rendu compte que l’humour s’était invité dans sa façon de raconter une de ses aventures. Ça ne collait pas avec le personnage. En pleine réécriture de ce qui deviendrait The Hot Rock (Pierre qui roule, ou qui brûle),Westlake est tombé sur une affichette promotionnelle dont le sigle DAB a retenu son attention. Ainsi la société des Dortmunder Actien Brauerei, une brasserie de Dortmund, a-t-elle innocemment fourni au malicieux auteur le nom de son héros qui certes apprécie la bière, mais, autant que je le sache, n’a pas de lien particulier avec Dortmund ou l’Allemagne.
Là où Parker réussit à coup sûr, Dortmunder rate presque toujours – et c’est son charme.
Lorsque son ami et principal partner in crime Andy Kelp lui propose un coup littéralement immanquable, le premier réflexe de John D., c’est de dire non : son instinct lui dit que d’une façon ou d’une autre, ça va rater. Là-dessus, Andy revient à la charge et John cède. Plusieurs fois au cours du déroulement chaotique de l’affaire, il se souvient de son instinct de départ. Il pourrait alors se remémorer la légendaire réplique de Steve McQueen dans Les Sept Mercenaires quand tout semble mal tourner et qu’un membre des Magnifiques se demande à haute voix pourquoi ils se retrouvent dans ce bordel. Après réflexion, le novice du groupe conclut simplement : « It seemed like a good idea at the time. » Ça avait l’air d’être une bonne idée, à ce moment-là. De bonne idée en bonne idée, le gang dont Dortmunder est plus que le chef, l’âme, ne rate pas à cause de l’incompétence de ses membres, parfois injustement présentés comme des « bras cassés » alors que chacun est un expert à la réputation professionnelle solidement établie – à commencer par Dortmunder lui-même, organisateur hors pair dont l’ingéniosité lui permet de se sortir de situations plus que délicates. Il s’agit plutôt d’une espèce de « mauvais sort » qui s’acharne sur eux et qui fait que rien ne tourne jamais comme prévu et qu’ils ne jouissent jamais pleinement des fruits de leurs considérables efforts.
À quoi est dû ce « mauvais sort » (jinx) ? Avec une certaine mauvaise foi, Dortmunder a tendance à l’attribuer à Andy même lorsque son malheureux camarade n’y est en fait pour rien.
La hantise de Dortmunder depuis l’opus 1 où il sort de prison après un séjour lui ayant semblé trop long est de se faire alpaguer de nouveau et d’y retourner jusqu’à la fin de ses jours.
Digression : si sa crainte était justifiée dans les années 1970, elle le serait plus encore en ce premier quart de xxie siècle, lorsque les prisons américaines débordantes détiennent encore des « longues peines », détenus âgés et psychiatriquement malades dont l’état cérébral est si dégradé que certains ne se souviennent même plus du crime les ayant menés derrière les barreaux. Le Dortmunder du xxe siècle avait peur de retourner en prison ; un Dortmunder du xxie en serait terrifié.
Malgré toutes les avanies survenues dans ces coups immanquables et qui ratent quand même, ce malheur n’arrivera pas, en tout cas du vivant de Westlake qui, non ennemi des collaborations (plusieurs romans cosignés, dont l’un avec son ami l’excellent Lawrence Block), a eu la bonté de ne laisser personne prendre sa suite : aucune veuve éplorée et désargentée, aucun de ses nombreux enfants n’a eu l’audace de mauvais goût de créer une « franchise Dortmunder ». Westlake aurait quatre-vingt-dix ans aujourd’hui – Dortmunder, toujours la quarantaine, aurait-il fini par vieillir, mourir dans un stupide accident de voiture ? Thanks but no thanks : maintenant et pour les siècles des siècles, Dortmunder est éternel.
À ses moments méditatifs, Dortmunder le malchanceux doit bien reconnaître que dans sa vie d’honnête délinquant le bon et le mauvais s’équilibrent, même s’il est humilié que dans son couple la stabilité financière soit assurée par les modestes (et licites) revenus de sa compagne May, caissière dans une supérette (Bohack puis Safeway après la disparition de cette chaîne new-yorkaise fondée en 1887, mais qui n’a même pas survécu au xxe siècle).
Le charme des Dortmunder tient d’abord à celui de son personnage central : John Archibald Dortmunder (il déteste son middle name), né en Illinois, abandonné à sa naissance, il a été élevé dans un orphelinat tenu par des bonnes soeurs, les Soeurs au coeur saignant de l’Éternelle Misère. Nous le découvrons en 1970 dans Pierre qui brûle à la sortie de son deuxième séjour en prison pour cambriolage. Westlake, né en 1933 (comme môman) attribue donc son âge exact à son nouveau personnage : Dortmunder a trente-sept ans dans cette première aventure, les épaules voûtées, une expression de chien battu (hang dog), le pessimisme chevillé au corps. Il n’atteint les quarante ans que sept ans plus tard et semble au fil des livres rester figé dans une incertaine quarantaine ; à la différence de beaucoup de héros de polars il n’est pas spécialement « physique » et se trouve en proie à la peur, voire la panique dans les situations où il est en danger. Là où May est moderne et aime aller au cinéma voir de nouveaux films en couleurs, il préfère rester devant sa télé à regarder de vieux films en noir et blanc. Si Parker, son alter ego starkien, tue sans scrupule, Dortmunder est un homme à principes qui ne recourt jamais au meurtre, et le moins possible à la violence ; qui plus est, il ne cultive pas le romantisme voyou, ne se présente jamais comme un Robin des bois ou un gangster « glamoureux » et s’en tient à une devise latine qu’il a volée (of course) : quid lucrum istic mihi est ? Qu’est-ce qu’il y a à gagner pour moi là-dedans?
Depuis son passage dans la police il s’est fait une morale rigoureuse de « ne jamais dire la vérité à un représentant de l’autorité là où un mensonge peut faire l’affaire ». Dans une phrase délicieusement intraduisible, car imprégnée de jargon baseballistique, il se définit comme un utility infielder in the smash and grab line – un « joueur polyvalent » dans ce sport professionnel du casse et du braquage. Il n’aime pas les coups tordus et pour lui un bon boulot honnête c’est, en résumé : repérer, pénétrer dans les lieux la nuit, récupérer la marchandise visée, partir sans se faire prendre, fourguer. Il a une éthique personnelle, car selon lui l’argent volé est « plus pur » que celui gagné en salaire ; il est prêt à tout voler, sauf les cadeaux de Noël, car ces derniers doivent être achetés et empaquetés. Un bon coup (a job ou a caper) est vite conçu, vite exécuté, vite oublié. D’où vient donc qu’il atterrit toujours dans des trucs effroyablement compliqués ? Ce jinx, sûrement qu’il ne se l’explique pas car il prétend ne pas être superstitieux mais très rationnel et méthodique. Pour quelqu’un qui ne laisse rien au hasard, il s’en trouve pourtant souvent victime, surtout lorsqu’il est confronté à sa claustrophobie ou à sa peur de l’eau.
Dortmunder est par ailleurs un « tradi » qui n’aura jamais de téléphone portable ou d’ordinateur et à qui Internet paraît une invention du diable dont il refuse de se servir.
Dans les relations humaines il est simple et fidèle en amitié comme en amour. Marié en 1952 à une certaine Honeybun Bazoom, il en a divorcé deux ans plus tard à son retour de la guerre de Corée, où il a servi son pays dans la police militaire. Depuis sa rencontre avec May Bellamy, il est capable d’apprécier le spectacle d’une jolie femme, mais ce n’est pas un player. Il est pour toujours sous le charme du sourire de May, de ses cheveux bruns où brille l’argent d’un reflet gris – May qui prétend qu’elle n’est pas dupe de son regard de cocker, mais qui craque toujours d’attendrissement pour lui – et ce depuis le jour de leur rencontre, quand elle l’a coincé à la sortie de la supérette où il venait de prélever quelques produits sans intention de les payer et où il n’a même pas essayé de se défendre, d’inventer une excuse bidon, l’a juste regardée avec ses yeux tristes. May n’est pas un personnage accessoire, la gentille Mme Dortmunder qui sert au gang les bières et sa légendaire cassolette de thon ; plus le temps avance, plus elle évolue du rôle de confidente à celui de conseillère, actrice, complice active.
Dortmunder, avec tous ses attributs de solitaire, n’existe pas sans son gang.
S’il évolue dans le temps, on y retrouve des figures qui deviennent familières. La première est celle d’Andy Kelp, grand et maigre, un profil marqué par son nez d’oiseau, aussi enthousiaste de nature que John a l’humeur noire. Voleur (ou plutôt emprunteur, car si Stan les revend, il laisse dans la rue celles qu’il a utilisées) de voitures hors pair, il les choisit avec un soin maniaque, privilégiant celles portant le logo MD (medical doctor) parce qu’elles sont plus confortables et mieux équipées que les autres. Lorsque Andy vole une Rolls-Royce qu’il n’arrive plus à retrouver dans le parking d’aéroport où il l’a garée, il est horrifié que, pressés de rentrer chez eux après des vacances bien méritées, John et May l’obligent à voler une Mustang cabossée très loin de ses standings habituels quoique marquée MD. « Elle doit appartenir à un interne ! », s’écrie-t-il, profondément heurté dans son honneur professionnel.
Andy est affecté d’un neveu prénommé Victor, un ancien du FBI d’où il a été débarqué selon lui pour la seule raison qu’il proposait à sa hiérarchie l’établissement d’une poignée de main secrète permettant aux agents de se reconnaître entre eux. Victor a conservé de son passé l’usage des mots commies et pinkos ainsi qu’une tendance qui peut devenir gênante à transformer les conversations en interrogatoires devant le comité des activités antiaméricaines visant à démasquer les tendances communistes de son interlocuteur.
Derrière Andy viennent « Tiny » Bulcher et Stan Murch. Comme son surnom ne l’indique pas, Tchotchkus « Tiny » Bulcher est un colosse, une sorte d’abominable homme des neiges décrit comme « un missile interbalistique sur pattes », un « mastodonte avec le visage d’une tomate homicide » ; « Tiny » n’a que rarement à utiliser sa force herculéenne, car sa présence est le plus souvent une intimidation suffisante. « Tiny » est en réalité un coeur tendre qui finit par tomber amoureux de Josephine Carol (« J. C. ») Taylor qu’il est le seul à appeler « Josie ». J. C. est l’hôtesse d’accueil et la manager dans Avalon Tower d’un bouclard abritant ses trois activités : Star Music Inc. propose des musiques aux paroliers qui n’en ont pas et des paroles aux musiciens qui n’en ont pas, le tout à des tarifs nettement plus accessibles que ceux de Mick Jagger ou Carly Simon ; Continental Detective propose un cours complet pour devenir un enquêteur d’élite : des menottes et un carnet de détective sont offerts à tout nouvel inscrit. Intercourse Inc. vend un traité du mariage à la scandinave soi-disant traduit du danois, avec des photos explicites où la jeune femme a servi de modèle.
Stan Murch est le chauffeur. Obsédé de voitures, il se distrait en écoutant des enregistrements de courses de voitures. Le seul garage qu’il fréquente est celui de Max, Maximilian’s Used Cars, à qui il fourgue ses voitures volées, car il ne comprend pas qu’on puisse avoir besoin de se rendre dans un garage pour faire réparer sa voiture : en posséder une est un sacerdoce, un engagement total vis-à-vis du moteur et de chaque pièce détachée que le conducteur doit savoir réparer ou changer lui-même. Il est incapable d’arriver (à l’heure, en avance, en retard) sans expliquer à ses camarades avec un insupportable luxe de détails les routes empruntées, les travaux rencontrés, les accidents survenus. Stan vit avec sa maman (Ma Murch est chauffeuse de taxi comme il se doit) à Canarsie, un coin reculé de Brooklyn.
À ce trio s’ajoute le plus souvent un lockman, un spécialiste de l’ouverture des coffres-forts et de la désactivation des alarmes. Un de mes favoris est Herman X, qui, après un braquage au profit des Black Panthers ou d’un groupuscule plus violent de la cause, ne dédaigne pas de participer à des affaires pour son propre compte. Raffiné, bisexuel, dandy, Herman est loin du gangsta rap et il a besoin de revenus importants pour financer son train de vie luxueux. Le plus insupportable de tous ces perceurs de coffres est un Wilbur Honey qui vient de passer quarante-huit ans en prison et en est sorti obsédé sexuel agressif et vulgaire – ce qui embarrasse profondément Dortmunder dont la blague sexiste ou la drague lourde ne sont pas du tout le style.
N’oublions pas Rollo : c’est le barman du OJ Bar & Grill sur Amsterdam Avenue, dont l’arrière-salle encombrée de cartons est le point de rendez-vous nocturne du gang pour ses réunions préparatoires ou post-opératoires. Il règle à sa façon les incessantes et parfois byzantines querelles entre ses clients réguliers sur les thèmes les plus variés (cela va des proverbes liés à la météo aux origines d’Internet en passant par les qualités des joueurs de baseball des New York Mets et la meilleure façon d’arrêter un saignement de nez. Mon favori est la question : certains immeubles du West Side ont-ils été construits par des extraterrestres ou bien pour les accueillir ? Il connaît chacun des membres du gang par leur boisson : Dortmunder et Andy, ce sont les « bourbon et glace » ; à l’arrivée du premier des deux, il passe un plateau avec deux verres, un seau de glaçons et une bouteille de OJ’s Special Bourbon Our Own Brand, un infâme tord-boyaux sans doute distillé à Hoboken ; Tiny, c’est vodka et vin rouge » ; quant à Stan, c’est « bière et sel », car pour rétablir le faux col de la bière unique qu’il boit (Stan conduit donc il boit avec modération), il ajoute régulièrement un peu de sel (souvenir de la cantine du lycée Pasteur année scolaire 1969-1970 : en dehors de la carafe d’eau, on nous attribuait d’office une carafe de bière Valstar que nous ne buvions pas, mais que nous saupoudrions de sel pour observer la réaction chimique immédiate).
Le bonheur de lire la série des Dortmunder, c’est bien sûr celui de découvrir quel nouveau et ingénieux moyen Westlake va dégotter pour s’assurer que ses chers malfrats repartent une fois de plus les mains vides (ou quasi) ; c’est aussi la liberté des références qui se baladent entre le biblique, l’ultra-littéraire (de Shakespeare à Joyce via Dickens) et la culture populaire. Mon téléphone à portée de main me sert à rechercher d’obscurs tubes des années 1910 comme I want a girl just like the girl that married dear old Dad ou des groupes des années 1960 dont le quart d’heure de gloire est depuis belle lurette périmé – comme Gary Puckett & The Union Gap ; je me régale à rechercher les stars des films chéris de Dortmunder, Douglas Fairbanks Jr dans Le Voleur de Bagdad, George Raftdans La Clé de verre[1], des classiques du film noir comme l’excellent Les Anges aux figures sales (Michael Curtiz, 1938,avec James Cagney, Pat O’Brien, Ann Sheridan et Humphrey Bogart, très bien en méchant avocat traître – avant son heure de gloire, quand il est devenu « Bogie », il a joué pas mal de rôles secondaires dans des films de qualité inégale)ou la distrayante Fiancée de Frankenstein (James Whale, 1935, avec Boris Karloff, O.J. Hougie dans le rôle de l’ermite aveugle et Elsa Lanchester dans celui de Mary Shelley). Je m’épate et m’amuse devant The Tall Target (Le Grand Attentat en français, Anthony Mann, 1951, avec Dick Powell et le grand Adolphe Menjou[2] notamment), où un policier nommé John Kennedy enquête en 1860 sur un possible attentat contre Abraham Lincoln dans le train qui l’emmène à Baltimore pour son inauguration présidentielle. Fun fact : après l’assassinat de président K. en 1963, les observateurs noteront les similitudes entre les assassinats de ces deux présidents.
Un des plaisirs de Westlake est tout tchékhovien, c’est celui d’attribuer des noms marrants à des personnages ou des sociétés imaginaires. Ça commence dès le premier livre avec le diamant Balabomo dont le vol est commandité par le major Iko, ambassadeur de l’ONU au Talabwo afin de l’enlever au Akinzi, pays voisin et ennemi ; dans une série de rebondissements aussi absurdes que délectables, le gang est amené à faire appel aux services d’un hypnotiseur nommé « Miasmo le Grand ». Au fil des livres, nous rencontrerons le cardinal Angelo Caravancello, l’inspecteur-chef de police Francis Mologna (prononcer « Maloney »), un aristocrate écossais ruiné nommé Ian McDough (prononcer McDuff, comme le pote de Hamlet, et non McDoo ou McDow, ce qui l’énerve beaucoup) et Grijk Krumgk, fier représentant de la Tsergovie en lutte contre l’État jumeau du Vostokjek, capitale Novi Glad (ou Osigreb). Que dire des noms des nonnes du couvent sainte Philomène, sister Mary Forcible, Sister Mary Serene sister Mary Lucid, sister Mary Grace ? rien qu’à entendre leurs noms on tombe un peu amoureux… surgissent le millionnaire un peu (un peu beaucoup) escroc Arnold Chauncey, le faussaire Griswold Porculey et sa petite amie Cleo Marlahy, l’avocat véreux J. Radcliffe Stonewiller, le mercenaire assassin Leo Zane, la naïve bibliothécaire Myrtle Steeet qui habite justement (I’m not making this up) Myrtle Street avec sa maman Edna, je m’arrête là… On sent que Westlake prend un plaisir poétique et espiègle à baptiser ses personnages plus ou moins majeurs de noms plus ou moins folkloriques. Non content de nommer des personnages jouant un rôle mineur dans son intrigue, il se régale et nous régale à inventer à certains un passé biographique d’autant plus délirant et détaillé qu’il est inutile à l’action proprement dite. Ainsi de sainte Ferghana Karanovich (1200 ?-1217), prostituée par sa famille de criminels dans le village de Stypia quelque part dans les Balkans (entre Tsergovie et Vostokjek, vous follohouez ?) et ramenée à la vraie religion (et donc au martyre) par l’archevêque d’Ulm Mgr Schweissekopf en pèlerinage vers la Terre sainte. L’os de son fémur est une relique que le gang refuse d’abord de voler pour une série de raisons de bons sens : l’os est protégé par des gardes armés au fond d’un placard dans la mission à l’ONU d’un minuscule pays au nom imprononçable (plutôt Vostokjek, car Tsergovie ce sont les gentils) ; les 50 000 dollars de la récompense seront payés en draffs, la monnaie de la Tsergovie où il faudra se rendre pour les dépenser, car elle n’est pas convertible. Hélas pour John D. et les siens, les Tsergoviens et l’entreprenant Grijk vont obtenir un prêt de Citibank pour financer cette opération risquée.
Pour des livres écrits vite, au milieu des Stark, des Tucker Coe et autres, les Westlake sont comme les Simenon, d’une merveilleuse richesse littéraire. Je ne me lasse pas d’y noter les métaphores inattendues. De Tom Jinson, l’horrible tueur de Dégât des eaux : « Il serait capable de t’extraire les dents pour te mordre avec. »
Dans un genre différent, observer le visage de Grijk (vous n’avez pas déjà oublié, le féroce, mais gentil représentant de la Tsergovie), c’est comme « d’être dans une voiture en train de traverser les plaines du Nebraska, à observer les orages qui au loin passent au-dessus des champs de blé. L’obscurité, les éclairs, la pluie battante, tout ça déferlant sur un terrain accidenté ».
Last but not least, Westlake et Dortmunder, c’est New York, un New York qui n’existe (presque) plus et que Dortmunder déteste quitter. Comme il le dit quelque part en écoutant le nom d’un lieu étranger : « Si ce n’est pas situé dans un des cinq boroughs, je ne risque pas de connaître. » S’il sort des limites de la ville, il quitte rarement celles de l’État, sauf dans sa cavale de Dégâts des eaux quand il doit écumer les États-Unis à la recherche des fonds mis en sécurité par l’affreux Tom Jinson dans diverses planques peu aisées d’accès. Il y a bien un voyage à Londres qui l’amène jusqu’en Écosse où Westlake les abandonne avec Andy et Stan près d’un château en ruine, sans un sou pour rentrer à la maison. Vu que les livres suivants se déroulent à nouveau à New York, le lecteur le moins sagace devine qu’ils ont trouvé un moyen de regagner la Grosse Pomme.
Le New York de Westlake n’est plus qu’un lointain souvenir, même pour les New-Yorkais de souche (il y en a peu, mais il y en a), on ne fait pas ses courses sur Amazon, chez Whole Foods ou chez Gristedes, mais dans les supérettes de la chaîne Bohack’s (fondée en 1887 par un M. Henry Bohack, elle a disparu en 1977) ; le centre de convention du Coliseum existe encore près de Columbus Circule, il n’y a ni Starbucks ni Subway’s. Dans le West Villagesont garés les trucks servant aux gays en maraude de lieux de rendez-vous pour de furtives étreintes, le Meatpacking District n’est pas encore un secteur de restaurants chics et de boutiques de mode haut de gamme, mais bien le quartier des grossistes en viande ; avec ses revenus irréguliers et ceux (modestes) de sa compagne, Dortmunder a quitté la West 64e rue de ses débuts (quand sorti de prison, il gagnait quelques dollars en faux démarcheur à domicile pour une encyclopédie) et habite East 19th Street, juste à côté de Grammercy Park et d’Union Square, un quartier où n’existent plus que des maisons rénovées à grands frais ou de luxueuses résidences avec hall en marbre, concierge et voiturier. Dans les décennies où Westlake écrit (des années 1960 aux années 2000), tout change et s’il en sourit parfois, l’auteur et son héros s’étonnent douloureusement que sous l’impulsion des spéculateurs immobiliers, les vieux noms populaires soient peu à peu remplacés par de nouvelles appellations, plus « marketables » : Hell’s Kitchen (la cuisine de l’enfer) devient « Clinton » (rien à voir avec l’ex-président), des rues délimitent de nouvelles zones, d’ailleurs extensibles en fonction des prix du marché : au-dessous de Houston Street, c’est So-Ho (south of Houston Street), un vieux quartier comme Little Italy génère NoLita (North of little Italy) et le triangle au-dessous de Canal Street, au sud de Manhattan, prend l’appellation de Tribeca (Triangle Below Canal) et comme dans Chelsea, d’anciens entrepôts s’y vendent au prix de l’or.
Et quand la saga s’achève, le peu romantique Westlake oublie un instant l’humour et la distanciation pour nous décrire Ray et Darlene, deux personnages par ailleurs assez grotesques, échanger leur premier baiser dans Central Park, près du lac,à l’abri des regards des joggers et cochers conduisant les calèches pour touristes. Et ce premier baiser estival, écrit en plein hiver par un homme qui va mourir, a la saveur douce-amère d’un adieu. Goodbye to all that. So long, Don !
Références