MONSIEUR LE CONSUL

8 novembre 2010

Quelques jours après avoir reçu l’appel de Bernard Kouchner lui demandant d’être le premier représentant diplomatique de la France à Erbil, au Kurdistan d’Irak, le docteur Frédéric Tissot a trouvé au fond d’un de ses cartons un mince livret, encore tenu par un fil qu’il avait lui-même cousu il y a exactement vingt-cinq ans. C’est le lexique franco-kurde qu’il avait rédigé après sa première mission humanitaire clandestine dans ce pays à la forte unité géographique, ethnique, linguistique, mais dont la malchance est de se trouver dépecé entre ses voisins plus puissants que lui – l’ex-Union Soviétique, la Turquie, la Syrie, l’Iran et l’Irak. Sous une couverture où des enfants sourient dans leurs guenilles flamboyantes, Tissot a dessiné de naïfs croquis anatomiques légendés en français et en kurde, un guide de conversation de la famille Berlitz (« Où pourrais-je trouver du pain, s’il te plaît ? ») et toute la série « Urgences » en temps de guérilla (« Couche-le sur le côté, car sur le dos il risque de vomir et ça pourrait le tuer. »). Tissot, qui vient de reprendre son premier cours de kurde, sourit : « Ca fait plus de vingt ans aujourd’hui, mais je crois que pour BK, je serai toujours ‘le seul médecin français qui parle kurde’. Il avait débarqué du côté d’Osnavieh, où j’en étais déjà à ma cinq ou sixième mission. J’étais habillé en Kurde, je parlais kurde avec le docteur Ghassemlou, le leader le PDKI, j’avais l’air d’un Kurde et peut-être que dans ma tête j’en étais devenu un… Au bout d’une heure, comme Kouchner posait une question médicale, Ghassemlou qui trouvait ça très drôle  lui a dit en se tournant vers moi : ‘Vous devriez discuter ça avec votre collègue le docteur Tissot.’ Kouchner m’a regardé, l’air de dire : ‘Mais qu’est-ce c’est que ce type ?’ Mais j’avais gagné son respect. Et je crois que je ne l’ai pas perdu.’ »

Troisième d’une fratrie de sept, Frédéric Tissot avait onze ans en 1962 quand sa famille a quitté l’Algérie. « Le jour où nous sommes partis, j’ai dit à mon père : ‘Quand je serai grand, je serai général. Et je viendrai reconquérir le pays.’ Le regard bleu clair se trouble un instant. ‘Tu ne vas pas écrire ça… » Et puis il se marre : ‘Après tout…’  C’est qu’il est loin, le temps de l’adolescence, où le fanion rouge et vert du 1er REP était accroché au-dessus de son lit avec la devise : « On ne peut demander à un soldat de se parjurer. » Une forme de tristesse lui colle à l’âme quand il évoque le souvenir de son père. En Algérie, avec ses vingt métiers à tisser, il restait un artisan mais il était « quelqu’un ». En France, s’il a trouvé à s’employer, c’est pour vendre des échantillons… « Fabriquer des tissus et découper ceux des autres, ce n’est pas la même chose. » Cette mince différence est une de ces blessures minimes et définitives qui accablèrent les frères de misère de la honte nationale, pieds noirs et harkis.

Très vite, le fantasme du baroud à la Lyautey lui est passé. Par goût des sciences nat, il est devenu médecin dans une famille où il n’y en avait pas. Puis il  entend dire que pour faire son service à l’étranger, il faut aller au ministère des Affaires Etrangères. Il monte de Dijon et passe la porte, erre dans des couloirs, frappant au hasard des portes où un nom de pays l’inspire. Irrésistiblement, il revient vers l’Algérie… « Quand ils ont vu que j’étais né là-bas, ils m’ont dit que ça n’allait pas être possible. Ils m’ont conseillé d’aller frapper à la porte à côté. » Ce sera donc le Maroc.

Il se retrouve coopérant dans une vallée perdue du Haut Atlas où il est, aujourd’hui encore, propriétaire d’une maison de terre à moitié en ruines, et où il s’échappe parfois pour dormir une nuit, une nuit volée à la course du temps. « C’est là-haut, dans l’Atlas, que j’ai découvert le monde et que je me suis découvert moi-même. C’était quand même la terre où j’étais né… et plus tard, c’est aussi la terre où est né mon fils. C’était exaltant d’avoir trois cents personnes qui attendaient à la porte du dispensaire dans un coin où il n’y avait rien. C’était marrant, à l’occasion, de vexer les notables en les faisant poireauter dans la queue comme les autres ou bien d’abréger un repas parce que les patients m’attendaient… Avec le recul, je vois bien aussi que ça pouvait être une erreur… Les deux à la fois, sans doute : tu ne travailles pas contre une communauté, et ces notables en font partie. Et en même temps, si tu ne secoues pas un peu, tu finis notable, toi aussi. C’est donc là que j’ai appris que la médecine ce n’était pas seulement des gestes, mais aussi de la politique. » Il se lance dans une campagne contre le goitre, très développé dans cette vallée de montagne à cause d’un déficit chronique en iode. Une bonne partie de la population féminine en est affectée et, dans ses formes les plus virulentes, la maladie dégénère en une forme de crétinisme physiologique. « Même ça, c’était plus compliqué qu’il n’y paraissait. Des crétins, c’est bien utile dans les villages pour garder les troupeaux… Le sel iodé, il faut l’importer… Et les femmes qui arboraient fièrement leurs goitres et même les décoraient, elles ont commencé à les voiler quand elles ont intériorisé que c’était une pathologie. Un geste juste, médicalement incontestable, avait un impact social, politique, économique que je n’avais pas forcément mesuré. C’est une leçon que je n’ai pas oubliée – la leçon de base en santé publique – mais qu’on n’en finit pas de redécouvrir. »

Après le Maroc, il rejoint l’ONG Aide Médicale Internationale, fondée par son ami Michel Bonnot. Il est de la première mission médicale exploratoire dans l’Afghanistan de la guerre soviétique. Puis, toujours avec A.M.I., il découvre le Kurdistan, ses paysages magnifiques, son peuple fier qui a développé une authentique (et toujours vivace) culture démocratique, mais aussi sa géopolitique complexe. Dans une clandestinité à laquelle il se fait sans peine, derrière des portes qui s’ouvrent, à la Tintin, dans une fissure d’une paroi rocheuse, son professeur s’appelle le docteur Ghassemlou.  Cet intellectuel qui parle une dizaine de langues dont un français parfait lui enseigne avec l’histoire des errances de son peuple les traînées de sang, de sueur et de larmes qui restent accrochées aux pointillés des frontières. « Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que ceux qui vendaient aux Irakiens des bombes au phosphore dont les éclats brûlaient et tuaient des victimes que nous ne pouvions pas soigner, c’étaient des Français comme nous – pas des trafiquants, hein, des officiels qui faisaient leur boulot, comme nous, et contribuaient à maintenir l’emploi… C’était – c’est toujours – la réalité. Et il faut vivre avec. »

Les Kurdes, ce sont le peuple de sa vie. Que ce soit avec l’A.M.I. ou pour le compte du gouvernement français, il n’a cessé de revenir vers eux à chaque cahot de leur histoire. Sa femme Catherine, architecte, a dessiné les plans de la maison de Ghassemlou. Il a tissé avec lui un lien presque filial, brutalement interrompu quand, fidèle à son refus du terrorisme et à ses convictions démocratiques, le leader kurde a été assassiné à Vienne. Plus tard, quand en 1989 Danielle Mitterrand a découvert en Turquie le camp de Mardin, où s’étaient réfugiés les Kurdes gazés par Saddam, 15.000 êtres humains entassés, dans des conditions déplorables, c’est Tissot qui est chargé de la logistique d’installation en France de 330 candidats à l’asile, puis du choix de 50 nouveaux « heureux élus » tous les deux mois. « J’étais Dieu »,  dit-il sans joie, avec un frisson rétrospectif. « Je montrais une famille du doigt, et elle partait. Pour m’y retrouver – car ils étaient tous originaires du même coin et à les entendre ils faisaient tous partie de la même famille – j’ai écrit des arbres généalogiques sur des nappes en papier. »  Comme il se plaint « qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion », Mme Mitterrand le prend au mot et le fait nommer chargé de mission auprès de Michel Rocard pour l’accueil des réfugiés kurdes. Il découvre l’administration française, ses splendeurs, ses misères, son éléphantesque efficacité. Il doit faire établir des cartes de séjour et des permis de conduire, obtenir des logements et des écoles dans des municipalités que la menace du Front national rend méfiantes, il doit décrocher des formations professionnelles et des machines à laver. Très vite, il est confronté à une mauvaise humeur chronique des Kurdes, à des récriminations qui lui paraissent injustes. « J’entendais : ‘C’est Mme Mitterrand qui nous a promis, ça ne va pas…’ Et bien sûr, tout était de ma faute. Au début je me suis révolté. Franchement, on avait fait du bon travail ! Mais j’ai fini par comprendre, en leur parlant, que ces hommes avaient en quittant le camp perdu quelque chose d’essentiel : leur dignité. Dans la merde et la boue, entourés par les barbelés, avec les soldats turcs qui leur tiraient au-dessus de la tête, elle avait résisté. Mais elle ne résistait pas face à notre bonté, à nos logements neufs ; en les prenant en charge jusqu’à l’assistanat, nous les dépossédions d’eux-mêmes. » Et c’est lui qui va voir Danielle Mitterrand, d’abord réticente, et la convainc d’interrompre l’opération. « C’est ce jour-là que j’ai compris que la générosité pouvait devenir un enfermement, qu’elle pouvait tuer, que ça ne suffisait pas d’arriver drapé dans son armure de chevalier du bien. Tu ressens une émotion ? C’est bien, c’est humain, mais ça ne suffit pas. Je me suis souvenu de ma vieille histoire du goitre au Maroc, de cette idée si complexe à saisir et à mettre en œuvre que chaque décision, même d’apparence incontestable, a des séries d’effets qu’il faut évaluer en portant une attention profonde, informée, à la communauté, à l’autre. »

Directeur de la cellule d’urgence au quai d’Orsay, il a eu l’occasion de se confronter avec les difficultés pratiques d’application de ces principes. Pour certains bureaucrates il est un « fou furieux », le bras armé de l’incontrôlable ludion Kouchner ; à l’opposé, des figures historiques de l’humanitaire l’accusent d’être devenu un « rond de cuir ». La vérité est qu’il se bat – pour organiser la logistique incroyablement complexe de l’opération du riz en Somalie (celle qui donna lieu à la photo controversée, qu’il assure non préparée, de Bernard Kouchner avec son sac de riz sur l’épaule),  pour soulager la famine dans l’ex-URSS, envoyer des avions à Sarajevo, parachuter des vivres aux Kurdes (encore et toujours eux) en 1991, etc. Devenu responsable à Kaboul de toute la coopération santé de la France en Afghanistan, ou encore conseiller du ministre de la Santé à Haïti, le docteur Tissot a encore et toujours essayé de partager cette expérience, en ne se donnant jamais le prétexte du doute et des interrogations pour excuser l’inaction, mais en ne se cachant pas derrière l’action pour faire l’économie des questions nécessaires. « Il n’y en a pas beaucoup, cinq ou six, toujours les mêmes… »

La trajectoire aurait pu prendre fin à Haïti, en 2006. Dans ce pays à la dérive, il se livre à une pédagogie troublante : celle de convaincre ses interlocuteurs, les plus hauts responsables du pays, qu’ils doivent cesser d’intérioriser leur dépendance, leur faiblesse, leur incapacité à s’assumer. « C’est terrible, tu vois des êtres humains comme toi. Mais à force d’entendre qu’ils sont nuls, ils ont fini par le croire. Et toi, sans le vouloir, tu te retrouves sur la photo dans le rôle du conseiller blanc qui souffle sa réponse au ministre noir. Je ne voulais pas de ce rapport-là. » Un jour de début d’été, il est à la frontière de Saint-Domingue et d’Haïti avec une amie venue réaliser un documentaire sur l’île. C’est un no man’s land de barbelés où leur autobus s’immobilise pour d’interminables formalités. Tissot et son amie descendent. D’un bar minable s’échappe une musique. Ils dansent sur un air, deux airs, dix. Dans l’ennui gluant de chaleur un attroupement se forme autour d’eux, ce couple improbable et troublant de liberté. « C’était la vie elle-même »,dit-il,  « sans paroles et sans discours, une ivresse de complicité et d’échange qui n’avait  besoin de rien d’autre que d’elle-même, un moment suspendu, éternel, volé à tous les interdits. » Il ignore que c’est le dernier.

Quelques jours plus tard, sorti faire quelques pas hors de son bureau, il marche sur un parapet qui domine une zone résidentielle arborée des faubourgs de Port-au-Prince. La suite, c’est un trou noir. Son amie le retrouve une heure plus tard baignant dans son sang au pied du parapet. Que s’est-il passé exactement ? Les événements de cette matinée se sont effacés de sa mémoire et nul témoin n’est assez proche pour être précis. De jeunes pharmaciens qui travaillent en contrebas croient avoir vu un arc lumineux à la hauteur du câble électrique tendu au-dessus du parapet… Quelle que soit la cause de sa chute, le résultat est là : première vertèbre lombaire explosée, le docteur Tissot a fini de courir. Transporté dans une clinique locale, il est finalement opéré à Fort-de-France, puis transféré à l’hôpital de Garches. Il est paraplégique, peut-être à vie. Il dansera – encore et toujours – mais sur deux roues.

« Il y a eu – il y a toujours – des moments difficiles. Les fameuses douleurs neuropathiques que connaissent les amputés, quand dans mon bassin et mes jambes il y a une tonne de métal en fusion… alors que théoriquement je ne peux rien sentir. »  Il y a aussi eu le doute – celui de sentir que son énergie et son envie sont intactes, que bientôt trente ans d’expérience sur tous les terrains lui ont donné un instinct d’analyse sûr, mais qu’à cause d’un simple fauteuil roulant, le regard des autres a pu changer. « Ils m’avaient toujours appelé, depuis des années, pour me dire qu’ils avaient besoin de moi. Un moment, je me suis posé la question… »

La réponse est venue : d’ici quelques semaines, le futur consul général de France à Erbil prendra ses fonctions.