Eloge du strabisme

8 novembre 2010

 

L’ancien champion de tennis Bjorn Borg avait une théorie sur lui-même qu’il exposait dans son autobiographie, Gagner : selon lui, le fait de loucher lui permettait de « voir » des angles que les autres ne connaissaient pas, et donc de donner à ses balles des trajectoires qui les surprenaient.

Je ne sais s’il y a la moindre vérité médicale dans cette idée, mais elle est plaisante à tout artiste. Nous sommes nécessairement des aveugles qui entendons mieux que les autres, des muets qui dessinons, etc. Ce n’est pas le talent qui définit un créateur – car du talent, tout le monde en a – mais la façon dont il se développe à partir de ses manques, et de leurs conséquences intérieures.

Pour prendre un exemple que je connais bien – moi – je vois flou depuis que je suis petit. Sans vouloir entrer dans des détails ophtalmologiques ennuyeux, j’ai une vision tremblée que ni l’optique ni la chirurgie (toutes deux essayées) ne peuvent corriger. Je dis que je vois « flou » pour me conformer au langage courant, car en fait je ne sais pas ce que c’est que voir net. Mon flou est net, en quelque sorte, il est le monde dans lequel je vis, celui où je discerne les êtres et les choses.

Or quand j’écris, j’ai souvent l’impression que l’indispensable – et le plus difficile – pour moi est d’extraire de l’ombre les figures et les lieux que je veux faire exister  – de les faire apparaître, un peu comme un sculpteur les tirerait de la matière. Mes visions se forment dans des lumières incertaines (proches du début ou de la fin du jour) et des formes en émergent, que je dois cligner des yeux pour commencer à distinguer.

Peut-être que si j’y voyais clair, je n’aurais jamais écrit.