Yu Hua, toujours lui, rapporte qu’à la période, après la Révolution culturelle, où des livres se trouvèrent à nouveau disponibles, une avidité extraordinaire s’empara de tous Les quelques exemplaires des classiques du roman du XIXe siècle (les Balzac, Tolstoï et autres Dickens, autrefois qualifiés d’"herbes vénéneuses") circulaient à la manière de biens précieux. Le problème était qu’à force de passer de main en main, ils se dépouillaient peu à peu : peu importe pour la couverture, le titre, le nom de l’auteur, mais il était frustrant de lire des histoires où manquaient le début et la fin, et où des pages au milieu avaient été arrachées.
De ce manque naquit pourtant, en tout cas chez Yu Hua, la curieuse habitude (et qui marque, longtemps avant ses premiers livres, la naissance de l’écrivain) de procéder à une reconstitution imaginaire des passages manquants, de compléter les biographies des personnages – bref de faire pour ces livres ce que nous faisons pour les êtres que nous rencontrons et dont l’existence en nous se peuple de tout un « roman » ; ainsi sans doute, d’ailleurs, de la narration personnelle que devient notre vie, dont le souvenir et la cohérence même se construisent sur de semblables inventions.
Quelques années plus tard, Yu Hua se procura un exemplaire du roman de Maupassant Une Vie pour découvrir que ce livre faisait partie de ces volumes incomplets qui l’avaient enchanté et fait rêver, ceux pour lesquels il avait inventé des dénouements qui lui faisaient monter les larmes aux yeux.
Combien d’entre nous ont ainsi, adolescents, achevé Lucien Leuwen à la place de Stendhal? Yu Hua nous parle de l’expérience même de la lecture, de ce « et après ? » qui jaillit de la bouche de l’enfant et qui survit en nous.
Source : Yu Hua, la Chine en dix mots (Actes Sud)