MEMOIRES D’OLIFANT (1)

22 octobre 2010

C’est le premier détail de l’histoire de la littérature française. Détail : objet, couleur, odeur dont la force est descriptive, narrative et aussi secrètement symbolique. Quoi de plus beau détail que ce cor, l’olifant, dans lequel le neveu de Charlemagne, Roland, il y a près de mille ans, perd son souffle, son sang et sa vie ?
Il faut pourtant se souvenir que dans « la Chanson de Roland », c’est son compagnon Olivier qui l’incite d’abord à sonner pour rappeler le gros de l’armée, quand à l’arrière-garde des Francs ils se voient trahis. Trois fois, Olivier insiste : « Ami Roland, votre olifant sonnez… Charles l’ouïra, qui est aux ports passant…» Mais Roland ne veut pas l’entendre, cet olifant lui est comme un jouet, un accessoire dont un homme fait refuse de se servir, et c’est de son épée Durendal seulement qu’il veut « frapper de grands coups ».
L’olifant est donc ici le révélateur du caractère emporté, obstiné et un peu vain de Roland ; il est en même temps un élément dans la progression dramatique. Au fil des répétitions d’Olivier, et des refus méprisants de Roland, nous voyons Charles s’éloigner inéluctablement, tandis qu’Olivier, décrit par le poète comme aussi « preux » que son impossible compagnon, s’exaspère et désespère. « Ne plaise à Dieu, répond enfin Roland, que ce soit dit de nul homme vivant que pour païen je suis allé cornant. »
Roland, donc, ne « cornera » pas, ce qu’Olivier, quelques heures plus tard, lui rappellera cruellement : « Sonner votre olifant vous ne daignâtes… » tandis que Turpin constate seulement, sans amertume particulière : « Charles nous a postés ici, pour notre roi nous devrons bien mourir. »
Ici s’ouvre le deuxième épisode de la crise entre les deux amis : par un retournement. Maintenant qu’il est trop tard, c’est à son tour Roland qui veut sonner, reprenant presque mot pour mot ce qu’Olivier lui disait plus tôt. « Je sonnerai l’olifant, Charles l’ouïra, qui va aux ports passant… » Mais la même phrase, changeant de bouche, est victime du temps : là où Olivier prêchait dans l’urgence (et donc là où, sans bien y croire, le lecteur espérait un changement spectaculaire, le retour à bride rabattue de Charlemagne venant sauver les vingt mille Francs) Roland prononce la première d’une longue litanie de mots de la fin. Le voici donc à nouveau vain, d’une autre manière mais vain tout autant, ce qui met Olivier en rage : « Si vous sonnez, ce ne sera pas vaillance… ». La vanité dont il l’accuse est ici d’une nature plus littérale que la première : tout à l’heure, Roland s’enivrait de sa vaillance (vanité de son caractère), eh bien qu’il s’y tienne car c’est tout ce qui leur reste (vanité de son refus d’analyser la situation dans sa simple réalité): à présent la mort et inévitable, souligne Olivier sans le dire, Charlemagne arrivera trop tard. Emporté par son ressentiment, il va jusqu’à lui refuser sa sœur qui lui était promise.
Ici encore, c’est Turpin qui est la voix de la sagesse : « Sonner maintenant ne servirait de rien, et cependant cela vaut beaucoup mieux. » On croirait entendre la voix des derniers défenseurs français de Dien Bien Phu…
L’olifant est donc inutile depuis le début : Roland a refusé de s’en servir ; Olivier à son tour s’en détourne ; et Turpin lui-même, le sage dans cette folie, juge qu’il ne servira de rien. Et pourtant cet objet constamment sans objet va, dans la suite du poème, en devenir un instrument central.
(à suivre)
 

Source: la Chanson de Roland (ed. Poètes et Romanciers du Moyen Age, coll. la Pléïade)