«Roland a mis l’olifant à sa bouche… »
Ainsi, pour la première fois, la mort étant certaine, le preux neveu de Charles (et vain et fol, comme nous le savons désormais) consent-il à entonner ce qui ne sera plus qu’un long, un interminable chant funèbre où résonne « la voix très longue » qui porte à trente lieues. « Alors le roi dit : ‘Nos hommes ont bataille.’ Et Ganelon : ‘Si un autre l’eût dit, on l’eût cru un mensonge.’ »
L’olifant permet ce que seul le cinéma pourrait nous donner : une transition d’une scène à une autre par la seule vertu de son appel. Comme dans le dialogue avec Olivier, le pathétique est doublé d’une simple et solide efficacité dramatique : l’olifant nous permet de passer d’un lieu à l’autre sans gêne ; au retard pris, du fait de la vanité de Roland, s’ajoute maintenant celui que Ganelon, tout à sa guerre privée contre Roland, va tenter d’imposer au gros de l’armée.
« Le comte Roland, à grand peine et ahan, à grand’ douleur, sonne son olifant. Par sa bouche jaillit hors le clair sang, de son cerveau la tempe va se rompant. » Sitôt tiré du silence méprisant où Roland le tenait, l’olifant est l’instrument de son agonie ; mais dans cet effort, vain aussi, le caractère de Roland se trempe et s’anoblit à l’heure où la vie, lentement, se retire de lui. « Charles l’écoute, qui va les ports passant… » L’olifant permet non seulement de passer d’une scène à l’autre mais en quelque sorte de les superposer – l’image de Roland sonnant peu à peu s’impose à Charles et le désespère. Il l’entend, le duc Naimes l’entend, tous l’entendent, mais Ganelon poursuit son œuvre : « De bataille il n’est point, vous êtes vieux, et tout fleuri et blanc. »
Tandis que le poète nous décrit à nouveau, presque en les mêmes termes, Roland,, « la bouche sanglante », l’empereur fait enfin sonner les cors. Dans cette symphonie, un récitant solitaire, presque privé de forces, de souffle, répond à un ensemble puissant. Par-dessus les hauts monts, « et ténébreux, et grands, les vallées profondes, et les eaux rapides, sonnent les clairons, et derrière et devant, et tous reprennent pour répondre à l’olifant. »
La force de ce chœur est inversement proportionnelle à celle de Roland qui faiblit et dont l’appel retentit « une dernière fois ». Point n’est besoin de descriptions : à ce seul son, presque indistinct, Charles sait que son neveu « ne vivra plus guère ».
Dans ce concert funèbre, tout suspense a disparu – en tout cas tout suspense majeur. Charlemagne ne sera pas là à temps pour secourir Roland – il ne parviendra pas au défilé avant sa mort. Au son du clairon, il avance vers le spectacle d’un massacre, du sang et des larmes. L’olifant a fait son office – les clairons lui ont répondu – et ce concert évoque un troisième lieu : celui des païens qui l’entendent et savent que la vengeance est en route.
Toutefois, Turoldus n’en a pas fini avec l’olifant. Lorsque Roland, dans un dernier effort, retrouve ses compagnons morts – puis Olivier son ami – puis se fait absoudre par Turpin, il « tombe à terre, pâmé ». Turpin lui prend l’olifant et tombe à son tour – alors Roland jette ses dernières forces pour se saisir d’une main de l’olifant et de l’autre de sa fidèle épée Durendal. Au début de la séquence l’un s’opposait à l’autre, l’olifant symbole de lâcheté, contre l’épée symbole de valeur. Mais dans la mort qui vient, c’est tout un.
(à suivre)