Je lui parlais chaque jour presque : avec son français d’une parfaite précision il avait conservé son merveilleux accent de « paysan du Danube», comme il disait, ou de « Bougre » – comme j’aimais à l’appeler. Deux ans après son décès, à deux semaines de ce qui eût marqué son 80e anniversaire, je pense souvent à Tzvetan Todorov. Il me manque – son amitié, sa culture encyclopédique, sa simplicité, sa bienveillance, tous traits que j’évoque lorsque je vois que dans cette époque de progrès sans limite, on dessine une croix gammée sur le visage de Simone Veil, on inscrit « Juden » sur l’enseigne du restaurant « Bagelstein », on tague sur une rame de RER « Mbappé enculé de nègre enjuivé ».
Certes nous ne sommes plus à l’époque où un antisémitisme discret et courtois régnait chez des politiques qui n’étaient pas d’extrême-droite. Face aux actes antisémites, aucun ministre ne viendra déplorer – comme M. Barre à l’époque de l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic – que des « Français innocents » soient victimes et, jusqu’au Front national, aucun dirigeant n’oserait – en tout cas en public – prétendre que ces faits sont des « détails » de l’histoire de France contemporaine. Le choeur dénonce, s’indigne, outragé, une députée propose Mme Weil comme Marianne, on nous concocte en hâte une nouvelle loi contre la propagation d’injures antisémites ou racistes sur les réseaux sociaux. Sur ces sujets, comme d’autres, il est à craindre que la parole politique officielle – celle des gouvernants aussi bien que celle de leurs opposants républicains – n’ait perdu sa crédibilité, comme elle l’a perdue en tant de domaines. On la décrie allègrement avec la minable « quenelle » antisystème (appelons-la « la quenelle antisémite», ce sera plus simple et au moins les trois derniers naïfs qui peuvent encore croire être de grands rebelles en pratiquant le geste sauront à quoi s’en tenir) de Dieudonné, martyr oubliable de la liberté d’expression. On s’en voudrait de recommander le silence car une dénonciation ferme, sans être un garde-fou efficace, est au moins la confirmation qu’il n’y a pas de complicité tacite entre le pouvoir et ceux qui, gilets jaunes ou pas, tolèrent ou encouragent ces âneries criminelles.
Triste à constater : autant beaucoup de « stars » d’horizons divers se sont précipitées pour sauter dans le wagon jauniste, autant les mêmes se font maintenant discrets, peut-être par peur de passer pour des suppôts du mythique lobby sioniste soi-disant régnant dans les médias et la finance. On aimerait là-dessus mieux entendre les voix d’intellectuels, d’artistes, ou de personnalités non politiques – celles aussi de « vraies gens » (drôle de circonlocution pour éviter l’adjectif « ordinaire ») blessés, en tant qu’êtres humains juifs ou non juifs, que loin des lumières de telles pratiques soient perpétrées et passent pour acceptables au nom du respect dû aux « exclus » et aux « victimes » d’une société cruelle.
On ne saurait par ailleurs trop recommander aux éditeurs installés – dans la presse ou l’édition – de traiter les écrits historiques antisémites avec la même rigueur qu’ils réservent aux écrits racistes ou légitimant l’esclavage, en résistant à un entrisme pratiqué avec perversité par de pseudo-intellectuels à en-tête universitaire ou médiatique et qui, sous couvert d’histoire intellectuelle, ne cessent d’offrir à la réédition une propagande antisémite littéralement vomitive. Que les pires écrits de Maurras, Rebatet, Drieu ou Céline n’aient pas été lus par les crétins qui ont tagué Simone Veil ou Mbappé (non, je ne compare pas le jeune buteur du PSG avec Mme Veil !), c’est certain, mais leur diffusion ordinaire contribue à alimenter un substrat qui, loin des lumières, alimente d’éternels préjugés. Sans se croire dans les années 1930, on a déjà la preuve que certains mots ne sont pas des « bruits qu’on fait avec sa bouche», mais qu’ils ont des conséquences. Face à ces mots, ces insultes qu’avons-nous à disposition que d’autres mots ? C’étaient ceux de Tzvetan, qui avait d’ailleurs consacré un livre à l’histoire du sauvetage des Juifs bulgares et pratiquait au quotidien l’esprit de tolérance et de modération dérivé de l’esprit des Lumières, sur lequel il avait si souvent – et si bien ! – écrit.
Référence : pour ceux qui connaissent mal Tzvetan Todorov comme pour les autres, je ne saurais trop recommander un ouvrage posthume et passé loin de la lumière des grands médias: Lire et Vivre (éditions Robert Laffont, 2018)
Anti-référence : personne à ma connaissance ne nous annonce la réédition de la France Juive – quoique l’association des amis d’Edouard Drumont, toujours active si je ne m’abuse, soit sans doute à l’oeuvre pour y parvenir.