LINO, CE HÉROS (2)

30 mai 2022

De Gabin à Lino

C’est avec Gabin et Jacques Becker que débute à l’écran le sportif forcé à la retraite par une défaite et une mauvaise blessure.

Les fées Lumière, ayant cruellement ignoré le come-back Gabin/Dietrich, sont alignées pour que le grand retour de Gabin marque aussi le brillant début de celui qui devient son fils spirituel.

Lorsque Gabin expose sa conviction qu’on n’apprend pas à devenir comédien, c’est Lino qu’il cite en exemple : dès son premier film, Touchez pas au grisbi, l’ancien boxeur exprime une incroyable aisance, un naturel qui vont par étapes le sortir des rôles de second couteau. Truand et traître dans Grisbi, Becker lui confiera un rôle de galeriste salaud dans Montparnasse 19, pas un de ses chefs-d’oeuvre, le biopic où Gérard Philipe incarne Modigliani de façon assez théâtrale[1]. Lino impressionne pourtant : ici il n’est ni porte-flingue ni cogneur ; juste un marchand d’art cynique, jaloux et profondément antipathique. Entre-temps il a été de nouveau truand, puis flic (plutôt marrant de le voir se faire envoyer à terre sur une prise de judo par une fliquette fluette dans Maigret tend un piège). La filmo (merci encore à mon ami Ouiqui !) indique quelques titres qui doivent valoir leur pesant de confiseries Bahlsen (on aime), ou de glaces Miko, comme Les Mystères d’Angkor[2] (William Dieterle, 1960) ou Le Jugement dernier (Vittorio De Sica, 1961). Peu à peu, Lino peut abandonner son activité gagne-pain d’organisateur de combats de catch. Ça y est, il est devenu un acteur professionnel qui peut assurer le quotidien de sa famille.

C’est à partir du Gorille vous salue bien (Bernard Borderie, 1958) que Lino occupe le devant de la scène et, sans cesser d’incarner des personnages secondaires plus ou moins intéressants, enchaîne les premiers rôles : il rend potable celui à la base peu engageant qu’il occupe dans le médiocre Le Fauve est lâché (Maurice Labro, 1959), il est mari trompé et assassin dans l’excellent noir de Molinaro, Un Témoin dans la ville,1959), il est voleur volé par ses camarades de fric-frac et dupé par sa maîtresse dans la bonne adaptation de Boudard par Simonin/Audiard/Granier-Deferre (La Métamorphose des cloportes, 1959), un rôle qu’il a contribué à rendre moins odieux, mais qu’il a choisi pour son ambiguïté. Crieur de journaux embarqué dans un improbable imbroglio, il est injustement accusé d’un crime dans l’excellent 125 rue Montmartre (Grangier,1959). Déjà il met à profit sa notoriété naissante pour construire ce personnage qui s’imposera dans la suite de sa carrière, l’homme au grand coeur qui sait cogner s’il faut, mais ne trahit pas. Pour l’homme qui n’embrasse pas, il faudra attendre un peu, car dans Montmartre il embrasse Dora Dollet se retrouve même au lit avec elle… Truand en fuite aux côtés du tout jeune Belmondo dans l’excellent premier film de genre de Sautet Classes tous risques (1960), il traverse le désert en soldat héroïque dans le subtil et amer Un Taxi pour Tobrouk (Denys de La Patellière, 1961, scénario et dialogues d’Audiard, superbes seconds rôles de Charles Aznavour et Maurice Biraud, notamment) et surtout à partir des légendaires Tontons flingueurs (Georges Lautner, 1963) il est une tête d’affiche ; désormais, qu’il soit truand, tueur, flic, espion, juge ou honnête homme, il installe de film en film ce personnage d’un homme d’honneur fidèle à la parole donnée et qui, à l’écran du moins, ne se retrouve plus jamais au lit avec sa partenaire, si jolie soit-elle, un homme qui n’embrasse pas, mais qui gifle (à l’occasion) les vilaines filles menteuses. Ainsi devient-il « Lino », qu’un magazine français des années 1970 classe, sondage à l’appui, comme le Français le plus populaire, juste derrière le commandant Cousteau. Côté box-office, il atteint les sommets presque dans tous les genres. Avec 89 millions d’entrées dans les films où il tient le rôle principal, mon ami Ouiqui me dit qu’il pèse à lui seul plus de 60 % du box-office des films français de sa période d’activité. Je souris de le voir en bon flic français face à Gabin capo sicilien dans le film de Verneuil Le Clan des Siciliens. Le Rital et le Parigot-Normand d’adoption ont-ils songé à échanger les rôles ? Comme toujours ils sont impeccables l’un et l’autre, Gabin en voyou patriarche et Lino en flic têtu, secondés par un Delon particulièrement bon – comme toujours – dans le pas net. Prof d’histoire-géo dans La Gifle, romancier dans La Septième Cible où, fun fact, on voit l’entrée historique des éditions Robert Laffont place Saint-Sulpice[3], il a su sortir de sa zone de confort, celle où il excellait et se sentait à l’aise. Un scénariste et cinéaste aussi carré que mon ami José Giovanni lui a donné des rôles ambigus et subtils : le mercenaire du Rapace, l’aventurier du Ruffian ou des Aventuriers sont chargés d’ombre, comme le flic opiniâtre, désabusé et finalement cynique de l’excellent Dernier domicile connu.

Pour les amateurs du héros pur et dur, ils ont été troublés par la révélation post-mortem d’une double vie sentimentale : oui, Lino était bien ce mari attentif, ce père de famille exemplaire, cet ami fidèle, ce militant discret d’une association d’aide aux enfants handicapés. Tout ça, c’était pas de la frime. Mais non, il n’était pas cet homme parfait, cet être idéal qui n’a rien à cacher et a vécu une vie sans tache. Oui, mais non, mais oui, tout ça : un humain, en somme. Et « Lino », tout simplement.

 

 



[1] Et encore, on a échappé au pire. Dans la première version du script écrit par Jeanson, l’artiste passait une partie de son temps à déclamer des vers de Nerval ou de Rimbaud. En reprenant le projet prévu pour Max Ophüls, décédé avant le tournage, Becker a rapproché le script de sa manière à lui, plus sobre et moins bavarde. Ouf, même si Jeanson en a pris ombrage et a retiré son nom du générique.

[2] Bizot prétend que ce sont des lectures et des cours au Collège de France qui lui ont donné le désir d’Angkor, mais il faut que je lui demande si ce film n’a pas joué son rôle.

[3] Et même M. Robert Laffont in person pour une scène, ainsi que la longue silhouette de son fils Laurent.