De Montaigne à Todorov en passant par Montesquieu, de nombreux philosophes ont démasqué notre tendance à voir en l’étrange étranger, dont la langue et les coutumes sont différentes des nôtres, un barbare radicalement autre, une «brute» incivilisée et donc exploitable, massacrable à merci : cette illusion-prétexte est même un des éléments tragiques de ce que Todorov appelle «la signature humaine».
Une scène du voyage final de Gulliver illustre magnifiquement la même idée : lors de ce qui sera son ultime voyage, Gulliver découvre le pays des Houynhnms (chevaux parlant et sages qui dominent les «yahoos» à forme humaine mais noirs de poils comme de saleté.) Dès qu’il les a aperçus, Gulliver a été animé de la certitude que si la ressemblance – aussitôt découverte par les Houynhnms – n’était pas contestable, il n’était, lui, pas comme ces ignobles brutes marchant à quatre pattes, se servant de leurs ongles comme de griffes et incapables de s’exprimer autrement que par des grognements, des cris ou des gémissements. Toutefois alors qu’il se baigne dans un cours d’eau, une jeune yahoo aperçoit Gulliver nu et, saisie d’un violent désir pour lui, se précipite pour l’embrasser. Défendu par le cheval attaché à sa protection, Gulliver échappe à une étreinte qui lui répugne et le trouble car il se voit contraint de reconnaître en cet être hirsute et repoussant comme une autre moitié de lui-même. Dans la violence instinctive du désir sexuel à l’état de nature, le voici forcé de reconnaître, non seulement son ancêtre et cousin disparu Néandertal (que les descriptions de la paléo-anthropologie moderne rapprochent nettement de celle Swift) mais – au-delà de la lointaine filiation – l’évidence de sa condition de yahoo, c’est-à-dire d’homme.