Face aux épreuves ordinaires ou extrêmes de la vie, il en est de l’écrivain comme du simple quidam : les « m’as-tu-vu » de la douleur hurlent à la première égratignure et, prenant le monde à témoin de leurs souffrances, sondent jusqu’au détail leurs plaies avec une jouissance masturbatoire; les professionnels du flegme les considèrent avec une méfiance anglaise qui se traduit par l’ironie, un détachement d’apparence cynique – voire un mépris hautain. Pour les « taiseux » ils s’enfouissent avec elles – mais quand un mot sort de leurs lèvres sa retenue, la gangue de gêne d’où il est extrait à peine, lui donnent une force inégalable.
La mort accidentelle par noyade de sa soeur ainée Annie – quand elle avait vingt ans et lui quinze – a été l’événement premier de la vie de Jean-Marie Laclavetine, ce qu’il appelle sa « naissance ». Difficile de savoir si ce fils d’un cheminot et d’une infirmière aurait écrit sans cela. Il aurait en tout cas été un écrivain bien différent. Tel qu’il est devenu, hanté au fil des ans par cette mort dont on ne parlait jamais dans sa famille, il est au-delà de l’élégance discrète, de l’humour tendre et caustique qu’on lui connaissait depuis longtemps : son écriture s’est libérée des exigences de pudeur qu’il s’imposait plus ou moins consciemment et il se lance avec hardiesse vers les incertitudes d’une « cartographie » qui est plutôt une enquête d’archéologique sous-marine : qui était Annie, cette jeune fille quasi inconnue, sa propre soeur ? Il exprime au fil de cette recherche des émotions qui, ne sombrant jamais dans l’effusion plaintive, n’en sont que plus bouleversantes. Dans sa façon de faire émerger un chagrin enfoui, il conserve une réticence intérieure où son amour fraternel prend une simplicité tragique. Nous ne saurons pas ce qu’il en eût été de la vie d’Annie si elle avait survécu à la vague qui l’a submergée près de la « chambre d’amour » sur la Côte Basque. Mais cette « chambre d’amour » littéraire que son frère lui a édifiée nous la rend avec ses tristesses, ses colères, les attentes d’un grand amour naissant, palpitant d’une vie unique et fragile, dont la vibration nous parvient et nous émeut jusqu’au plus profond. « Les mots ne réparent rien », écrit Laclavetine vers la fin de son récit. Certes – mais à ce degré de justesse, ils deviennent indispensables.
Référence : Jean-Marie Laclavetine, Une amie de la famille (Gallimard, 190 pages, 18 euros)