LES MOTS DU COMMENCEMENT DU MONDE

24 janvier 2011

Je ne connaissais pas les six conférences que Jorge Luis Borges donna sur l’art de la poésie à Harvard, dans les années 1967-68. On aurait tort de n’y voir qu’une démonstration brillante de la culture immense, toujours inattendue, et l’esprit toujours malicieux du célèbre Argentin. Elles respirent la passion des mots, une passion fondée sur une longue fréquentation, et célèbrent le lien charnel, presque physique, entre les choses et les noms que les hommes trouvèrent pour les nommer.

Les mots, dit Borges, ne commencèrent pas en étant abstraits, mais concrets. Et plus loin, semblant presque  se contredire : les mots commencèrent, en un sens, dans la magie.

Comment les mots pourraient-ils à la fois naître, si l’on peut dire, à même la terre, le feu, les éléments premiers – être donc comme excavés du monde, et magiques. Il s’agît là en réalité d’une seule et même chose : entre la matière et la magie jaillit la poésie.

 Borges donne plusieurs exemples de mots anglais marqués par leur origine : dreary, lugubre, signifiait « taché de sang » ; threat, menace, désignait une foule menaçante. Ainsi de notre navrer, aujourd’hui employé pour peiner, blesser au sens figuré, alors que son sens médiéval est littéral. Le tease anglais (taquiner) n’est pas en reste, qui signifiait percer de part en en part avec une épée. On en trouverait bien des exemples dans toutes les langues. De la même façon, il pourrait nous donner bien des mots dont la filiation, par leur sonorité même, nous renvoie au dieu qui les baptisa – je pense au tonnerre, le thunder anglais, si proche encore du dieu nordique Thor.

Il est exact que nous ne pouvons nous promener avec un dictionnaire étymologique pour  ainsi écosser les mots que nous prononçons et rechercher ce qui peut être leur lien matériel avec la réalité et la mythologie du monde qui les engendra ; parfois celui-ci nous est inconnu, ou bien fermé, ou bien encore il n’existe que dans une métaphore dont l’origine – et donc le sens – nous échappe.  Il n’est pas obligatoire – mais sur la durée d’une vie, rare sera l’écrivain qui ne cèdera pas à la tentation – de se lancer dans l’étude du grec, du latin, du français médiéval – ou bien comme Borges lui-même du norrois et du vieil anglais. Il en est pourtant des langues anciennes comme des forêts primaires : nous y plonger nous donne la sensation physique, brutale, enivrante et un peu effarante, d’un temps qui nous glisse sur la peau et nous renvoie à des siècles de distance. C’est un voyage qui, littéralement, nous rapproche de la nécessité physique de créer des dieux pour survivre.

il nous suffira le plus souvent de savoir que ce lien souterrain existe, qu’il baigne le langage, et qu’ainsi par lui nous sommes, comme de bien d’autres façons, reliés aux hommes qui nous précédèrent, à leur découverte du monde, des étoiles, et aux balbutiements ou aux cris qu’ils émirent pour dire l’étonnement terrifié ou admiratif qui fut le leur, c’est-à-dire le nôtre.

Qu’une goutte de cette innocence nous soit versée sur le front lorsque nous écrivons – que tracer ces signes banalisés nous apparaisse comme un chant solennel, et qu’un peu de cette matière, de cette magie passe dans ces mots. Les plus simples, les plus usés, y retrouvent parfois un éclat saisissant, et leur musique mystérieuse nous émeut sans que nous sachions dire pourquoi. Il suffit alors de les laisser en nous résonner longuement – c’est la lumière de nos étoiles, c’est la vibration sourde et profonde des gongs qui viennent du loin de notre histoire.

Source : This craft of verse (Harvard University Press).  Je n’ai pas vérifié si ce texte existait en français.