Ryszard Kapuscinski donne dans Un Enfer pétrifié une description saisissante du Liberia en proie à la guerre des warlords. L’image qui conclut cette évocation – celle d’un soldat nu brandissant une kalachnikov – est comme une métaphore d’un ensemble abandonné à la folie sanglante des hommes.
Comme souvent dans ses textes, RK mêle dans son récit le fruit de ses heures de lectures, de recherches, d’interviews, avec sa méthode tranquillement démente d’observation. Le voici dans un hôtel : il tente d’entrer par le bar, mais la place est occupée par une centaine de prostituées, si comprimées, nous dit-il, « qu’on ne pourrait pas y glisser une main ». L’espace libéré par un client qui emmène une fille est aussitôt occupé par la suivante.
Voici maintenant notre reporter dans sa chambre, qu’il a gagnée par un escalier extérieur. Suivent presque deux pages d’une description de cafards à côté desquelles la Métamorphose de Kafka est un rêve bleu. Ces insectes velus, moustachus, « larges comme des tortues », lui promettent une nuit d’insomnie. Il reste pourtant. Mais le plus étonnant n’est pas là : c’est ce qu’il fait ensuite. Surmontant son dégoût, nous dit-il, il se penche au-dessus d’eux « pour tenter de capter une voix ». Tout ce qui est vivant a une forme de langage ou d’expression : pourquoi ne pas se pencher sur celle des cafards ?
La conclusion est décevante, sous réserve d’expériences ultérieures pour lesquelles je ne me porte pas volontaire : les cafards, même géants, restent muets. Et ils sont plus dégoûtés par l’homme que l’homme par eux.
Je ne suis pas sûr qu’à sa place j’aurais eu l’idée d’approcher mon oreille des cafards ; mais je pense qu’un type qui cherche à entendre leur langage est digne du respect (fût-il effrayé) des hommes.
Source : Ebène (coll. Pocket)