L’ECHEC DE TCHEKHOV

1 décembre 2020

Comme il le prévoyait avec une certaine lucidité, l’oeuvre entière d’Anton Pavlovitch Tchekhov ( Taganrog 1860 – Badenweiler 1904)  a été oubliée dans les deux années suivant sa mort. Tout juste, ici ou là, un théâtre en mal de programmation monte-t-il de loin en loin une de ses pièces.

Dommage… si seulement il avait connu l’autofiction !  Quels livres n’aurait-il pas écrit ! enfant battu, père alcoolique, folie rodant autour de lui, sexualité troublée par un lien incestueux avec sa soeur, – avec une telle matière, dont seules de discrètes traces subsistent dans son oeuvre, il eût été le précurseur des maîtres français du genre, Mmes Ernaux, Laurens et Angot, MM. Houellebecq, Moix et Carrère, pour n’en citer que quelques-uns. Las !  Tout au long de sa carrière il s’est cantonné dans une prudente réserve quant à ce qui fait vraiment mal, ce qui dérange, ce qui choque. Or il n’est de véritable littérature, d’art authentique, sans ce scandale à l’écart duquel il s’est obstinément tenu, préférant toujours laisser deviner la misère et la souffrance plutôt  que d’en asperger ses lecteurs à longs jets, comme c’était possible. C’est pire qu’un échec – à le lire on a le coeur étreint d’un sentiment de frustration d’abord, de désolation bientôt.

Ce que la pudeur, un sens démesuré des conventions et la peur du qu’en-dira-t’on ont pu faire de mal à la littérature, la vraie, celle qui  dit tout, celle qui étale la viande crue du corps et  dépouille l’âme jusqu’à la trame,

Contrairement aux idées reçues il faut avoir le courage de le dire : il y a une marche du progrès en littérature : l’obscur Tchekhov aurait pu être un pionnier de ce progrès et serait aujourd’hui célébré mais, tels ces personnages de l’histoire étant passés à côté de leur destin, il s’est barré à lui-même le chemin, avec ses personnages qui balbutient leurs misérables petits rien au lieu de crier, de hurler, avec ses émotions toujours tenue en laisse, ses désespoirs silencieux, ses petites comédies voilant le tragique de la vie.